mercredi 16 septembre 2015

> Les châteaux de cendre de Pablo Katchadjian

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Second roman traduit en français de cet écrivain inspiré, Merci fait partie des OVNI revigorantes qui nous parviennent de temps à autre de la sphère des Lettres argentines. On doit de le lire en français à Guillaume Contré, traducteur et défricheur infatigable de cet univers stimulant (voir son blog, L’Escalier des Aveugles, et ses articles dans le Matricule des Anges). Librement ciselé entre conte initiatique et fable philosophique, dont il reprend l’esprit et les codes autant qu’il les pervertit, le roman de Pablo Katchadjian nous plonge dans une histoire de servitude et de libération sur une île imaginaire et jamais nommée. Mais peut-être faut-il plutôt parler ici de libération et de servitude puisque les apories et les interrogations qui surgissent au fil du texte ont bien plus de consistance que la quelconque morale qu’on pourrait un instant en attendre. Qu’est-ce que la liberté ? Le pouvoir ? Que devons-nous aux autres ? A nos morts ? A nos ennemis ? Qu’est-ce que la mémoire et l’oubli ? Voilà quelques-unes des questions et des épines enchâssées qu’agite ce roman étonnant et délicatement décalé.




L’homme qui raconte est un esclave qui va devenir roi. Lorsque s’ouvre ce roman, il est enfermé dans une cage en bois avec deux-cents autres esclaves. Il n’en sort que pour devenir la propriété d’un nouveau maître, qui l’installe dans son château. Les conditions de vie qui lui sont réservées lui paraissent d’abord tout à fait acceptables voire même inespérées. Il possède une chambre, on lui sert du thé et des toasts au petit-déjeuner et il fait la rencontre d’une jeune et jolie servante. Mais ce tableau idyllique va rapidement se ternir. Le maître, personnage aux accents ubuesques, s’avère vite bien plus autoritaire qu’il ne semblait d’abord et en proie à d’étranges lubies avec lesquelles tout un chacun doit apprendre à composer. Passées quelques parties de chasses forcées, les besognes imposées au narrateur prennent vite une autre tournure. On lui inflige des tâches de plus en plus abjectes et intolérables qu’il subit comme de véritables tortures. 


Mais le maniement de l’ellipse relève du grand art chez Katchadjian et l’on ne sait jamais précisément ce qui est demandé à l’esclave… Ce silence volontaire place le lecteur dans une situation curieuse, un peu dérangeante et agace avec une certaine efficacité ses papilles imaginatives… L’auteur arrive pourtant à donner tout son poids à ses actes terribles sans jamais nous informer de leur teneur exacte. S’agit-il de donner la mort, de supplicier, de faire disparaître des corps ? D’autre chose encore ?


De la même manière, la jeune et jolie servante qui deviendra sa femme subit les accès de violence réguliers du maître. Celui-ci lui rend régulièrement visite la nuit pour la soumettre à des traitements insoutenables dont elle refuse également, malgré les demandes insistantes du narrateur, de livrer le noir secret.


Le projet d’éliminer le despote va bientôt naître, prendre forme et le récit basculer par ce crime « fondateur ». L’esclave prend le pouvoir, secondé par Hugo, un autre esclave affranchi et il épouse la servante. Le nouveau roi arrache à leur joug l’ensemble des esclaves et décide de procéder à une campagne de libération des autres châteaux de l’île, en commençant par celui où règne le fils de son ancien maître.


Mais le roman de Katchadjian brode tout autre chose à partir de son propre fil narratif… Il construit, dans un style pourtant simple, efficace, qui ignore l'analyse comme la description, un univers singulier, en jouant d’une même plume sur les registres du loufoque, du merveilleux, du fantastique et du politique. On y croise une enfant sauvage, un curieux traité d’amour homosexuel, des vers de cendre, des racines aux vertus fortifiantes ou hallucinogènes qui décuplent la force guerrière ou nous plonge dans des trous noirs. Quant à cette trame relativement classique, elle se fissure peu à peu sous nos yeux. Le pouvoir nouveau de l’ancien esclave prend bientôt la forme d’une épreuve vacillante où la liberté elle-même fait l’expérience de ses limites ou des aspirations mitigées qu’elle suscite…


Et puis, au cœur du récit, s’élève et se répand  bientôt une funeste fumée noire, émanation peut-être, des crimes qui ne s’absolvent pas, de la mémoire qui ne se lave pas, d’un passé confronté à l’impossibilité de se libérer de lui-même… Faut-il y voir, sous la plume de Katchadjian, la résurgence allégorique des sombres heures de l’histoire de son pays ? Cette malédiction évoquerait-elle quelque chose comme l’impossibilité de faire disparaître les « disparus » ? Peut-être. Mais le roman laissera chaque lecteur enfumé apprécier la portée du phénomène…


Accessoirement, on ne sera pas mécontent d’apprendre que ce joli petit livre à la couverture cendrée, « a été composé en Colvert par The Theater of Operations à Bruxelles, imprimé & découpé par Shaubroeck à Nazareth, puis broché par Sepeli à Evergem, Belgique ».


Bon voyage.













Pablo Katchadjian, Merci. Editions Vies Parallèles. 2015. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Guillaume Contré.


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