dimanche 19 avril 2015

> Loin de l'oeil nu


























Il existe des histoires dont nous sommes absents, des récits grandioses et monstrueux qui se passent de nous ou nous tolèrent, à l’extrême limite, comme de pâles figurants. Mais ces histoires, potentiellement bouillonnantes ou bouleversantes, qui nous invitent à lire et à voir autrement, restent le plus souvent encore à raconter. Random, roman graphique hors normes de l’artiste Abdelkader Benchamma, considéré par certains comme l’un des dessinateurs contemporains les plus brillants et les plus inspirés, est l’une d’entre elles. On entre ici dans un autre espace-temps. Il faut apprendre à se taire, se faire tout petit, pour contempler autre chose, qui nous dépasse. On voudrait dire pour le « subir », mais ce mot-là n’est pas à bonne échelle. Il ne joue pas dans la bonne cour, encore trop empreint de sentiments qui justement, ici, n’ont plus leur place. A quoi assiste-t-on dans Random ? A une apocalypse ? A une (re)naissance ? A l’éclosion d’un monde prodigieux ou terrible que nos yeux n’ont encore jamais vu ni ne verront jamais ? A un voyage de la matière ? Pacôme Thiellement, dans la belle post-face qu’il consacre à l’ouvrage, nous parle d’une «prophétie». Oui, mais une prophétie sans leçon qualifiée, sans Enfer ni Paradis. Une prophétie que chacun devra se murmurer à lui-même, inventer entre les pages, redessiner pour son propre compte. L’une des forces du livre d’Abdelkader Benchamma est qu’il ne nous raconte rien d’autre que ce que nous voulons bien nous raconter. Mais qu’il nous le raconte avec une énergie foudroyante et une paradoxale puissance narrative. Des mots ne manqueront pas de nous pousser au bout des yeux : geyser, tellurique, déluge, intersidéral, déflagrations, métamorphose, océans, pierres, feuilles, minerais, minéraux, terre, feu, glace, nuit, vomi, colère, ménage, enfantement, désert, trou noir, blancheur. Peut-être flottons-nous dans les vents du dieu vengeur de l’Ancien Testament ; peut-être sommes-nous ballottés dans une hallucination dickienne, à moins que nous nous soyons égarés dans les forges de Lucrèce ou sous le microscope d’un physicien fou. Du noir et blanc, seulement, pour nous conter une transformation muette et saisissante. Quelque chose se déchire, se désagrège, se décompose et se recompose : irruptions, pluies de pierres, mues accélérées, cristallisations éphémères. Tout est mouvement, chute, redéploiement, annulation. On croise souvent des matières familières (eau, pierre, astre, végétaux) mais le sont-elles vraiment ? Car au cœur de ces pâtes reconnaissables, propulsées ou secrétées, naissent parfois des géométries lointaines, quelques traits anguleux ou cabalistiques, quelques traces sans nom. De rares figures humaines circulent dans le paysage, présentes sur quelques pages seulement parmi les centaines qui composent le livre. Des figures incidentes, silhouettes noires sans visage, ombres chinoises larguées dans le décor, esquissant peut-être ici ou là une tentative de fuite, une migration sans issue possible. Mais rien qui ne trahisse la peur ou l’effarement d’une épreuve eschatologique vécue en direct. Benchamma balaye d’un revers de main la possibilité même de ce ressort dramatique. Ce n’est pas l’histoire des Hommes qui se joue ou se déjoue ici. Ce n’est pas leur point de vue qui importe. L’abstraction peut-elle composer un récit ? Elle le peut, visiblement. Pacôme Thiellement, devant les dessins d’Abdelkader Benchamma, fait un constat : «Ou alors l’abstraction est toujours une tentative de représenter la matière non-humaine. Ou alors il n’existe pas d’ « abstraction » - toute image est toujours figurative – mais elle « figure » alternativement l’humain et le non-humain, l’animal et le non-animal, le végétal et le non-végétal, le minéral et le non-minéral». D’autres nous l’ont déjà enseigné. Qui, pour n’en citer qu’un, et rester dans le registre du dessin, n’a jamais ressenti l’étonnante force, l’étonnante justesse et précisions figuratives des dessins les plus abstraits de Michaux ? Mais la comparaison, sans doute, s’arrête là. Car Michaux travaille l’intensité intérieure, le mouvement centrifuge, alors que Benchamma pulvérise les limites de l’espace extérieur et déploie une violence foncièrement centripète. On a l’impression que l’auteur de Random dessine comme Guyotat ou Novarina écrivent. Un dessin qui pétrit, broie, utilise notre fonds d’images et notre vieux monde pour produire une matière nouvelle, une symphonie qui n’existe pas encore. Il a fallu plusieurs années à Abdelkader Benchamma pour venir à bout de ce livre. Initialement, il réalisait des dessins, au fusain notamment, sur des feuilles longues et larges de plusieurs mètres. Des pluies d’étoile, des tourbillons de matière, des paysages hésitant entre dévastation et émergence de formes nouvelles. Et puis, au cœur de cette obsession, a surgi la ligne possible d’un récit. L’artiste a alors repris et prolongé son travail pour raconter quelque chose. Il est important de souligner que malgré cette genèse particulière de Random, (seul livre, hors catalogues d’exposition, publié à ce jour par l’artiste) l’ouvrage n’est pas un recensement d’œuvres indépendantes réagencées pour produire un artifice narratif. Il est habité par un récit total qui nous emporte de part en part. Et il faudrait encore préciser autre chose : Abdelkader Benchamma aurait pu jouer autrement. Le « propos » de ses dessins laissait la place à un esthétisme beaucoup plus travaillé : contrastes de traits et de perspectives, effets de matière (aplats, reliefs…), insertion de collages, pourquoi, pas et que sais-je encore. Ce n’est pas le choix qui a été retenu et malgré le caractère singulier et inédit de cette œuvre, Random s’inscrit pleinement dans un registre qui reste celui de la bande dessinée. Il y a une certaine modestie dans les moyens que Benchamma s’autorise et il s’appuie sur les ressources scénaristiques du
9ème art  art : gros plans, zoom, raccourcis… Il invente, pourrait-on dire, une forme de bande dessinée abstraite (avec les réserves que nous avons énoncées plus haut) et monumentale. Une bande dessinée préfigurative. Flirtant avec des ambiances SF, fantastique, fantasy, dont il ne conserverait que le décor pour le promouvoir en personnage principal, l’imaginaire d’Abdelkader Benchamma nous invite à un voyage rythmique loin de l’œil nu. Voir ce qui ne se voit pas. Random nous parle peut-être de la fin du monde, d’une certaine fin du monde. Son auteur est-il pour autant un messager de l’Apocalypse ? Pas sûr. S’il n’y a pas un mot dans son livre, il lui arrive de dédicacer ses dessins en ajoutant cette mention : « un autre jour est possible ». Les dernières pages de Random se résorbent dans le blanc. Quelques immenses pages blanches qui font place au silence et où tout semble s’être soudain résorbé, effacé. Est-ce un blanc létal qui nous est ici imposé ? Peut-être pas. Peut-être s’agit-il d’un blanc immaculé où tout reste à nouveau à écrire. Un autre jour est possible.
















Abdelkader Benchamma, Random. Editions L'Association. 2014.



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