mercredi 16 décembre 2015

> James Noël : quand la poésie n'attend pas

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IntranQu’îllités est une revue littéraire et artistique dirigée par James Noël, poète haïtien prolifique, auquel on doit également la parution d’une récente Anthologie de poésie haïtienne contemporaine. Depuis 2012, trois numéros et un hors-série ont vu le jour. Loin des images d’Epinal et des déterminismes funestes auxquels on associe souvent l’île qui l’a vu naître, la revue se présente comme « une boîte noire qui capte et rassemble les mouvements, les vibrations et autres intranquillités créatrices ». Elle s’écrit sous le signe d’une poésie ouverte à la liberté des genres et porte en elle une étonnante vitalité.




Dans le petit restaurant de Buenos Aires où il était en train de dîner, on venait de signaler à James Noël la présence, au fond de la salle, de Maria Kodama, la veuve de Borges. On l’avait également aussitôt enjoint à ne surtout pas déranger la très respectable cliente. James Noël s’est immédiatement levé et s’est approché d’elle pour la saluer avec ces mots : « Bonsoir Madame, je suis un poète haïtien en résidence en Argentine, et nous sommes aveugles du même homme ». Une amitié inattendue est née de ces paroles et quelques mois plus tard un entretien avec Maria Kodama, paru dans le second numéro d’IntranQu’îllités. Un numéro où l’on découvre aussi l’émouvante photographie de la main de Borges posée sur un haïku de Bashô – image que la dernière compagne de l’auteur de Fictions avait pourtant refusée à tous les journalistes qui la lui avaient demandée.  On se dira que tout sourit à James Noël et ce n’est pas faux. A 37 ans, il est un peu devenu en quelques années, mais encore faudrait-il vider ce mot de sa connotation péjorative, la « star » de la poésie haïtienne. Et son plus fervent ambassadeur. Il court le monde d’émissions de radio en résidences, il est constamment sollicité pour des entretiens et possède presque un fauteuil estampillé à son nom aux ÉtonnantsVoyageurs de Saint-Malo.


Pourtant, il suffit de l’écouter parler de son travail, de ses coups de cœur, de ses projets – il suffit de l’entendre lire et de le lire,  pour comprendre que le bon vent qui le porte ne doit rien au hasard ni au simple culot. Il était invité samedi dernier dans une librairie du 13e arrondissement, Les oiseaux rares, pour parler de sa revue, entouré d’un aéropage de fidèles et d’amis impliqués à des degrés divers dans l’aventure. S’il ne rechigne ni à parler, ni à répondre aux questions, il lui faut régulièrement ponctuer ses interventions de moments de poésie, à lire et déclamer. Il fait penser à  ces  enfants qui ne parviennent jamais très longtemps à rester assis. Le premier message qu’il semble vouloir délivrer, avant toute forme de questionnement du langage, c’est que la poésie n’attend pas. Il faut s’y jeter à corps perdu, refaire le monde avec, vivre, survivre, mourir avec. La poésie, chez James Noël, est organique et on la dirait volontiers contagieuse. Il rêve d’une parole poétique qui s’enjamberait elle-même pour aller courir dans les bois… Voyez plutôt ce qu’il promet dans son recueil Le pyromane adolescent :


un jour la poésie sortira du marché de la poésie
la poésie sortira de sa tanière
et prendra la route toute seule
comme une grande
ce sera un jour de fresque
un jour peint
sans chevalet
avec des nuances hautes en couleurs
ce jour se boira clair comme une source
se mangera par grappes
mûres de fruits
de beaux fruits qui exploseront de rire
dans le jus de la bouche
l’horizon se donne couché
en toute déraison devant la phrase
un jour viendra
où les muses poseront nues pour les poètes


A l’heure française des plus moroses morosités, où plus d’un se demande s’il ne vaudrait pas mieux casser son stylo, je trouve que passe par là un souffle sacrément appréciable.


Pourtant, cette drôle de parole qui avance n’ignore rien des gouffres qui roulent sous ses pieds ni des mochetés du monde. Rappelons que la revue IntranQu’îllités est née de l’association Passagers des Vents, une structure de résidence artistique et littéraire créée à peine deux ans après le séisme du 12 janvier 2010 qui avait ravagé Port-au-Prince et une bonne partie du pays. Une manière de réponse « parasismique » - de réponse au drame, bien sûr, mais aussi à l’image d’île maudite que l’on a alors voulu greffer sur la peau d’Haïti. Joies de l’onomastique, c’est à Port-Salut que cette structure a posé un toit sur sa tête. Haïti, nombreux sont ceux qui l’ont vérifié, est une terre qui regorge de créateurs. Il arrive parfois que les clichés fassent un bout de chemin avec la vérité et l’on n’a encore rencontré personne pour déconstruire celui-ci. Une manière de vivre-créer, disent certains, pour poser le pied plus loin que tout ce qui l’appelle à s’enliser. Il semblait assez logique que ce soit de ce côté-là, une fois encore, que la résilience se transforme en élan.


Cela ne fait pas tout, bien sûr. Il faudrait dire encore que cette revue, pour haïtienne qu’elle soit dans son cœur, et par une bonne partie de ses contributeurs, n’en pulvérise pas moins ses propres cadres. Dans l’Entrée en matière du premier numéro, James Noël annonçait ainsi la couleur :


« Le préfixe in dans IntranQu’îllités pourrait même renvoyer à la négation de l’insularité. Ce titre est une manière, une astuce, pour apostropher tous les imaginaires du monde, pour pénétrer les interstices et naviguer dans l’air/ère d’une île-monde. »


Mais cette amorce de manifeste n’en reste pas à l’état théorique d’une littérature-monde aux prétentions modélisantes, elle s’incarne bien vite en une profusion  de poèmes, textes, entretiens, souvenirs, lettres, peintures, photographies, dessins, collages. Des voix multiples s’y entrecroisent (dont celles de quelques disparus toujours bien vivants) : Franketienne, Lieve Joris, Dany Laferrière, Hubert Addad, Jacques Lacarrière, Adonis, Ananda Devi, Laure Limongi, René Depestre, Arthur H, Nimrod, Gisèle Pineau, Achille Mbembé …



Il y a là mille-et-une choses et si certaines « productions » atteindront le lecteur plus que d’autres, comme il est habituel lorsque les contributions sont aussi nombreuses, l’ensemble s’inscrit dans une vibration générale portée par une belle générosité


On découvrira entre autres, dans le numéro 3, un entretien avec Christophe Colomb. Il ne s’agit pas d’ une rencontre au-dessus d’une table tournante mais d’une conversation drôle, belle et touchante avec un descendant de l’explorateur,  homonyme de la vingtième génération rencontré à Madrid.


On pourra aussi (dans le Hors-Série notamment) lire un très beau texte de Jacques Lacarrière repris de l’Humeur du Monde, (un numéro spécial de 1994 de La Revue Noire), réflexion-rêverie à propos d’un île grecque d’où « le centre du monde » qui s’y trouvait jadis s’est à présent enfui - pour ne reparaître qu’à de brefs instants au détour d’une pierre ou d’un rayon de soleil.


Enfin, parmi la série de lettres du premier numéro, difficile de résister à celle que James Noël adresse à sa fille Léna -  qui mériterait à elle seule que l’on achète le numéro et qui se termine par ce simple conseil :


« Et la voix qui parle en toi, laisse-la parler, laisse-la parler plus que de raison, jusqu’à ce qu’elle se casse et fasse écho dehors. »


La poésie n’attend pas. Plutôt que de tourner autour, James Noël préfère brûler les mots pour que quelque chose ne s’éteigne pas entre nous. C’est sans doute ainsi qu’il faut entendre la dernière phrase de son prologue au recueil cité plus haut :

« La pyromanie est en vérité la dernière planche de salut de la chaleur humaine. »


















James Noël, IntranQu'îllités - N°1 (2012), N° 2 (2013), N°3 (2014) et N° Hors-Série (2015), Éditions Passagers des vents







 Photo 1 et 3 : (c) Eyes on Haiti







dimanche 15 novembre 2015

> Lettre ouverte à Pierre Baux à propos de théâtre, de littérature et d'un certain 13 novembre 2015

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Cher Monsieur,

Je ne vous connais pas et je n’avais encore jamais eu l’occasion de vous voir sur scène. Je vous ai découvert avant-hier soir à La Maison de la Poésie. Dans le cadre du festival Paris En Toutes Lettres, vous présentiez, ce vendredi 13 novembre 2015 entre 19h et 23h, un « congrès-performance » autour de quatre textes de Francis Ponge, John Cage, Federico Garcia Lorca et Frédéric Boyer. Un beau vendredi soir en perspective.

Quatre heures de littérature habitée par le théâtre, par une certaine idée du théâtre. On m’avait dit : « tu verras ». Et j’ai vu. 

Comme je ne connaissais pas la Tentative orale de Francis Ponge, j’ai cru, jusqu’à la dernière minute, qu’il s’agissait d’une conférence de votre cru – que vous nous proposiez une variante autour de l’écriture, de la prise de parole et de quelques thèmes chers à Ponge. Lorsqu’on m’a précisé que c’était exclusivement le texte de Ponge et rien d’autre, de la première à la dernière ligne, que vous nous aviez servi, j’ai réalisé que quelque chose d’étonnant venait de se produire. Je me suis fait la réflexion que la littérature est parfois ce lieu qui nous attend. Un territoire qu’une parole, à un moment donné, saura faire sienne au point de se confondre avec elle jusqu’à l’aveuglement. Vos silences, vos déplacements, cette manière construite de nous égarer, les pointes d’humour et de gravité, tout cela était donc potentiellement présent dans la partition originale et ne s’y était pourtant jamais vraiment trouvé avant votre prestation. 


Après une courte pause, vous nous avez remis en selle avec la magnifique Conférence sur rien, de John Cage, cette célèbre conférence conçue comme objet poétique et à laquelle Cage appliqua les mêmes règles et interrogations qu’à son art de la composition musicale. Là encore, vous êtes « entré dedans » et nous y avez conduit avec un sens étonnant de la délicatesse et de la dérision, évitant toutes les perches, toutes les facilités. Une performance saisissante, notamment au moment de cette séquence centrale reprise quatorze fois, que vous nous avez livrée en prenant votre temps, apportant de légères variantes, sans jamais vous retrancher derrière ce qui aurait pu être une démonstrative série d’exercices de style.


Il était un peu moins de 22h quand vous êtes réapparu pour Jeu et théorie du duende de Garcia Lorca. Un texte que je tiens en grande estime, à la fois théorique et sentimental. Lorca y traite de cette vertu mystérieuse, de culture hispanique, que l’on prête d’abord à quelques moments de grâce du cante flamenco et de l’art tauromachique mais que le poète élargit à certaines fulgurances artistiques plus larges, en peinture et littérature notamment. A nouveau, vous nous avez surpris. Par votre conviction, votre précision – un style pédagogique visant à la démonstration mais qui s’ouvrait parfois à quelques lignes de chant, à une légère piquée d’emphase ou au geste épuré d’un torero déplaçant sa muleta.


C’est vers 22h30, je crois, que nous sommes sortis pour « 4 minutes 33 » de pause avant la dernière partie. Alors, dans le Passage Molière, les tweets ont commencé à crépiter, les spectateurs et les passants à se rassembler. Il était question d’un attentat, plusieurs, on annonçait le chiffre de 18 morts, peut-être plus, des terrasses de restaurant mitraillées, une prise d’otage au Bataclan. La suite, je vous l’épargne, vous la connaissez aussi bien que moi et chacun se la repasse en boucle depuis deux jours.


Vous me demanderez peut-être, alors, pourquoi j’en parle. Et quel lien, sans doute incongru, devrait être envisagé entre votre magnifique spectacle, les très beaux textes que vous nous avez offerts et la sidération qui s’est abattue sur Paris ce vendredi soir.


Je vais y venir.


Pour le dernier moment de votre spectacle, vous aviez prévu un texte de Frédéric Boyer, écrivain et penseur subtil, dont sont parus il y a quelque temps une nouvelle traduction du Kâmasûtra, traité millénaire de l’amour comme art de vivre et d’attention à l’autre, et puis ce petit livre magistral, Quelle terreur en nous ne veut pas finir ?,  que l’Éducation nationale devrait offrir à tous les lycéens de France et de Navarre, aujourd’hui plus que jamais, où la peur de l’autre est si souvent instrumentalisée.



Mais je n’ai pas assisté à la quatrième partie de votre conférence, le cœur n’y était plus.


Et je me suis fait cette réflexion – émois sans doute bien ridicules face à l’horreur des attentats et à la douleur des proches de ceux qui en ont fait directement les frais : que votre spectacle resterait toujours pour moi associé, par un réflexe de mémoire inévitable, à ces tragiques événements. Que ces attentats allaient sans doute assombrir le souvenir que j’en aurai. Que ce moment précieux, où au sortir d’un livre ou d’une salle de théâtre, on retient et fait retentir en soi comme un point d’orgue ce que l’on y a puisé de beauté, d’intelligence, d’émotion, de vérité ou de doute salutaire, que ce moment-là n’aurait pas lieu pour votre spectacle. Que celui-ci venait d’être balayé, biffé d’un trait par l’épaisse laideur du réel, du présent et de l’horreur. Je me suis encore fait la réflexion que tout cela était peut-être vain : je veux dire, tous ces efforts que vous veniez de déployer pour donner la littérature à entendre et tout ce qui, dans la littérature même, peut s’efforcer de nous porter ailleurs, loin de l’ici-et-maintenant et pourtant au cœur des choses et au plus près des autres. Qu'est-ce qu'une maison de la poésie ? Un fétu de paille, un violon dans lequel pisser. Un château de cartes qu’une horde d’assassins éteints (bien plus qu’illuminés, s’il faut s’en tenir au registre de la lumière), peut mettre à bas en moins de deux heures.


Et puis aujourd'hui, aujourd'hui seulement, j’ai pris conscience que je m’étais peut-être trompé. A Paris, la blessure est toujours immense et vive ; des dizaines de personnes sont encore entre la vie et la mort ; des parents, des enfants, des amis, des élèves portent un deuil hébété. Pourtant, en observant déjà quelques groupes de jeunes gens commençant à se rassoir aux tables des bistrots, en sentant à nouveau au-dessus de mon bureau la présence des livres, en rouvrant celui de Garcia Lorca, dont les premières pages ont laissé refluer en moi quelques images de votre spectacle, j’ai compris que je m’étais peut-être trompé. 


Quelque chose de plus fort va refaire surface, reprendre, continuer. Comme un pied de nez aux forcenés de Daesh, les jeunes sortiront encore, feront l’amour, débattront, se fendront la gueule aux terrasses des cafés et rempliront les salles de concert. On continuera à écrire des livres et à en lire, et vous, Monsieur Baux, vous continuerez à nous faire entendre ce « silence des choses » si cher à Ponge, la douce musique déjantée des mots de Cage, le souffle du duende tel que Garcia Lorca l’avait saisi dans la voix déchirée d’une vieille gitane de Cadiz ou au détour d’un poème de Lope De Vega.


La petite bougie que vous avez allumée le 13 novembre 2015 ne s’est pas éteinte. Elle a résisté au terrible coup de soufflet qui lui a été asséné dans la soirée, aux seaux de sang qu’on a déversés sur elle. Les terroristes du 13 novembre ont sans doute pensé que ce genre de petite voix disparaîtrait avec le reste (le plaisir, la musique, la vie, la jeunesse), eux qui n’en entendent qu’une, de voix, qui n'est pas même celle du prophète qu’ils prétendent vénérer, eux qui voudraient nous expédier à coups de trique dans le néant de leur délire creux comme on renvoie des chiens à leur niche.


Alors voilà, Monsieur Baux, je voulais simplement vous remercier, il faut l'avouer, un peu comme un enfant choqué met des mots devant lui, pour votre inoubliable spectacle du 13 novembre 2015.


Et contre ceux qui n’aspirent qu’à l’obscurité d’un passé mortifère qui n’a jamais existé, je me permets de finir ma lettre en reproduisant ici, tant pis s’ils ne les liront jamais, les dernières paroles que j’ai entendues de vous vendredi soir. Des paroles vertes, chantantes, victorieuses, sur lesquelles s’achève le texte de Federico Garcia Lorca :


« Et le duende… Où est le duende ? A travers l’arche vide passe un vent de l’esprit qui souffle avec insistance sur la tête des morts, à la recherche de nouveaux paysages et d’accents ignorés ; un vent qui sent la salive d’enfants, l’herbe écrasée et le voile de méduse, qui annonce le baptême permanent des choses fraîchement créées. »













Pierre Baux, Congrès-Performance : Francis Ponge, John Cage, Federico Garcia Lorca, Frédéric Boyer. Maison de la Poésie, le 13 novembre 2015.




dimanche 8 novembre 2015

> En voie de disparition - Éric Pessan

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« Les livres constituent un trésor d’une foisonnante richesse. Ils nous guident dans l’existence et nous aident à vivre grâce aux nombreux personnages charismatiques qui s’y dressent promptement et nous montrent la voie. De plus, ils sont écrits par des êtres épanouis et heureux de consacrer leur vie à une activité aussi passionnante. » 

Voilà, en synthèse, ce que l’on ne trouvera pas dans le dernier ouvrage d’Éric Pessan


En voie de disparition est une variation composite et douce-amère autour de la littérature, du lecteur et de l’écrivain. Pessan triture, tacle, entaille, malaxe, malmène et il nous livre par petites touches une sorte d’autoportrait ironique. C’est drôle, libre et impertinent mais c’est aussi émouvant et d’une étonnante acuité.





« Joyeusement, on saigne les livres
   au cou
   une entaille franche
  et tout contenu s’échappe
  ne demeure qu’une pâle couverture
  et des pages sans vie »

C’est par cet égorgement joyeux que s’ouvre le petit recueil de textes courts d’Éric Pesssan, manière de traité hybride où se mêlent poèmes, constats, interrogations, divagations. Le tout, pourtant, tourne autour d’une seule et même question : le livre, ceux qui les lisent, ceux qui les écrivent et, plus fréquemment, de cet étrange « métier d’écrire » qui ne se laisse pas si facilement cerner. On a la curieuse impression, au fil des pages, que l’on nous jeté entre les mains, à défaut d’une patate chaude, un objet plus glissant qu’un savon. Quelque chose, toujours, manque pour qualifier ce qui pourrait faire « littérature »… . Convoquant le travail, l’enfance, la rage ou la nécessité, les écrivains inventent des « béquilles à la monomanie » qui les accapare. 


Quant aux recettes, elles tombent en poussière dès qu’on se penche sur elles :


« S’il suffisait de soulever le couvercle de la fosse septique
   pour alimenter le texte en drames vrais
   le métier serait à la portée
   de qui sait se boucher le nez. »


Quant aux livres eux-mêmes, et à leurs vertus curatives si souvent avancées, ils passent ici un joli mauvais quart d’heure. Pessan s’introduit librement dans quelques romans célèbres pour en extraire quelques fruits amers, déviants, fantaisistes. Une série de micro-réécritures qui interrogent avec beaucoup d’humour ce qui fait défaut, manque à l’appel et renvoie dans les cordes une certaine vision lénifiante de la littérature ou de ses personnages. 


Le  livre est-il solide comme un roc ou cassant comme du verre ? Voyez ce qui se produit lorsqu’Emma Bovary lui préfère soudain d’autres plaisirs solitaires.


« Si le livre qu’elle lisait a eu le mérite d’échauffer son esprit, il est maintenant impuissant à accomplir ce qu’un puis deux doigts plongés en elle fait monter le long de ses nerfs.
Tandis qu’elle jouit, le livre glisse de son genou et vient s’éclater au sol. Les feuilles s’échappent de la reliure brisée.
Quelle fragilité, pense-t-elle, honteuse. »


Quant à savoir si la littérature nous rend fort, nous protège ou nous prémunit, voilà la leçon que l’on peut tirer du Terrier de Kafka : 


« Lire m’a confirmé l’absolue certitude d’une douleur prochaine, d’une souffrance qui viendra puisqu’elle vient toujours, qu’elle fait partie intégrante du vivant. Lire a détruit mon illusion d’être à l’abri dans mon terrier. Je sais que la relative tranquillité dont je jouis éclatera comme une bulle un jour ou l’autre. Toutes les histoires contenues dans les livres enseignent qu’il ne faut pas se réjouir, qu’à la quiétude succède la violence, que mes petits bricolages ne me protègeront pas d’une attaque puisque l’ennemi est partout, même en moi. »


On trouvera encore 101 « tracasseries sans importance » dans lesquelles Pessan enfile comme des perles les épines qui taraudent le quotidien de celui qui écrit. Autant de mouches du coche qui accompagnent l’écrivain dans son voyage cahotant. Mais c’est peut-être dans la partie intitulée « Ta vie d’écrivain », qu’il se met le plus à la question. Un très beau texte, à la fois humble, juste et empreint d’une certaine gravité, qui évite les pièges tendus de l’auto-complaisance et de la blague potache dans lesquels quelques autres n’ont pas manqué de se précipiter. Voilà tout l’art de la délicatesse. La vraie.


Il y a pourtant un discret et vibrant happy-end à ce tableau corrosif, une concession qui arrive « cul par-dessus tête » à la dernière page du livre. Mais, ne serait-ce le plaisir de le lire, on s’en serait presque passé. Car derrière ce relevé d’insuffisances, de doutes, d’apories, de fausses pistes, se dessine en creux, et paradoxalement, ce que le lecteur ne manquera pas d’interpréter comme un hommage poignant à la littérature. Et à la maladie d’écrire.













Éric Pessan, En voie de disparition.  Éditions Al Dante / Le Triangle. 2015.