lundi 8 septembre 2014

> Jean-Claude Pirotte : dernier miroir

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Le dernier texte de Jean-Claude Pirotte invite encore le lecteur à ce voyage inconfortable dans les plis et replis d’une mort annoncée. On se trouve un peu, comme dans le Jardin fermé, l'ultime carnet de Louis Calaferte, pris au piège d’une écriture qui avance ses dernières pièces sur les chemins sinueux d’une maladie sans rémission. Perclus de cancers et reclus sur un temps resserré, le poète belge (disparu en mai dernier) nous livre dans ce Portrait craché, le dernier reflet de son dernier miroir. L’évolution de son mal et la désagrégation de son intégrité corporelle ne sont pas laissées de côté. Mais elles sont évoquées sans le moindre pathos, comme si les regrets se trouvaient finalement ailleurs. C’est à la troisième personne que Pirotte s’empare de lui-même et revient, entre les griffes du présent, sur ce qui a compté et comptera pour lui jusqu’en son dernier souffle. Entendez, par-dessus tout, les livres. Des auteurs qu’il aura tenus comme premiers et derniers amis et dans la fraternité desquels il aura lui-même tout donné à l’écriture.





«L’homme», c’est ainsi que se désigne l’auteur, peut-être pour trouver la juste distance que requiert ce dont il veut témoigner, se présente d’entrée de jeu par son corps diminué. Il est affecté d’une paralysie faciale, privé d’un rein, amputé des viscères. Pour morbide que soit ce tableau, Pirotte ne se refuse pas quelques touches d’humour glacé en s’observant pour ainsi dire de l’extérieur, regardant comme de l’autre côté d’une vitre ce qu’il est devenu :

«L’homme est d’une maigreur que nous qualifierons d’intéressante, la cortisone l’ayant privé – ou quasiment – de ses muscles, il reste un squelette bien dessiné, qui conserve une peau juste un peu fripée aux articulations.»

Il lui reste sa fenêtre, ses cigarettes (qu’il roule depuis soixante ans et auxquelles les oncologues, au vu de son état, lui épargnent de renoncer) et le temps qui entre quatre murs passe goutte à goutte, épais et compté.

L’exil dans la maladie, dans ce segment de temps qui le raccorde à la fin, se double d’un autre exil, plus douloureux encore et sur lequel il revient à maintes reprises. Il a dû quitter son domicile, le lieu de vie qu’il s’était mûrement choisi (à Saint-Léger, en Champagne, où il espéra longtemps mourir (1)), pour se réinstaller, en raison de commodités médicales, dans la ville de son enfance qu’il n’a jamais aimée. La séparation est aussi celle d’avec les livres, ses livres, puisque l’immense majorité de sa bibliothèque est restée à Saint-Léger. La nostalgie de cette présence aux livres semble souvent la plus aigüe, même s’il n’est pas sans rien (c’eût été impossible) un ami lui ayant rapporté une partie de ses précieux ouvrages.

La littérature occupe ici une place centrale, celle exactement qu’elle occupa dans la vie de Pirotte et, d’une manière plus poignante encore, comme nous le révèle ce dernier écrit, dans sa fin de vie. Une littérature qui soigne, apaise, désennuie, et tiendrait presque parfois la dragée haute à la souffrance.

«On ne lit plus Arland, on ne lit plus personne, plus aucun de ces écrivains dont la parole feutrée défie le temps. Il y a là pourtant cette douceur cruelle, cette attente, ce paysage qui constituent le secret révélé des existences. Et la lecture prend le pas sur la douleur, on dirait presque qu’elle la maîtrise, sans cesser de l’évoquer par un silence habité.»

Dans l’homme diminué qu’il est devenu Pirotte découvre encore, comme une grâce lointaine demeurée intacte,  «le don d’émerveillement, la curiosité, la hâte de lire et lire encore».

Mais l’écrivain (qui se requalifie avant tout en lecteur) est prudent. Il se méfie des chimères comme de la rédemption et lorsque ses paroles vont trop loin, lorsqu’il évoque, à propos de ce que lui procure la lecture, «comme un parfum de résurrection», il est conscient de manquer son objet, d’être trahi par les mots : 

« mais comment exprimer cela sans emphase ? »

S’il est certain que la littérature sera sa dernière compagne, il ignore les limites possibles de sa présence et de son soutien ainsi que la forme précise qu’elle prendra :

«Il faudra certes mourir, et la perte, le pressentiment de la perte, rendra plus précieuse encore la remémoration des pages lues. Jusqu’à la dégradation programmée, mais sait-on quelles paroles accompagnent les mourants ?»

Mais pas plus pour Pirotte que pour n’importe quel lecteur « qui lit », la littérature n’est un concept en soi. Il en déplore les formes avilies, avachies, péroreuses. Si l’on pourra trouver parfois un peu attendues ses embardées contre «les scribes de ce siècle déshonoré», l’attention qu’il porte aux « siens » est quant à elle extrêmement touchante. Il a ses élus de longue date qui vont de Maurice de Guérin à Henri Thomas en passant par Stendhal, Reverdy, Marcel Arland… Parmi les écrivains chers à son cœur, on trouve aussi au tout premier rang Joseph Joubert, illustre inconnu de son vivant que Chateaubriand sauva de l’oubli en l’évoquant dans ses Mémoires d’Outre-Tombe et en publiant une partie de la somme d’aphorismes, de notes et réflexions qu’il laissa à la postérité. Ou encore, dans un cousinage d’infortune, Armen Lubin, ce poète arménien dont l’œuvre et la longue maladie firent pot commun durant plus de vingt ans.

Les livres irriguent les souvenirs (la Hollande, les rendez-vous manqués avec sa mère, les comptines flamandes de son enfance) et les souvenirs les livres, à travers les fragments de mémoire d’une vie entièrement offerte à eux. Il est d’ailleurs frappant de noter que Jean-Claude Pirotte se présente ici bien plus en lecteur qu’en écrivain, lui qui aura pourtant plus d’une fois connu le goût de la vache enragée pour pouvoir se consacrer entièrement à l’écriture. Lorsqu’il évoque sa prose ou sa poésie, c’est toujours avec une extrême modestie et dans le sillage des auteurs qu’il a admirés. Il avoue avoir longtemps cherché, sans jamais y parvenir, la qualité de silence qu’il avait découvert et redécouvrait sans cesse chez Beckett – ou avoir souvent rêvé de coucher sur le papier l’équivalent du Monsieur Songe de Robert Pinget.

Dans cet ultime autoportrait, la mort ne fait pas figure de nouvelle venue. La poésie s’en repaît, et celle de Pirotte n’a pas manqué à l’appel sur ce chapitre (d’autant que la maladie avait fait irruption depuis plusieurs années déjà). Ecrire en poésie, c’est écrire avec la mort près de soi, l’explorer dans les interstices d’où naissent les mots et où ils disparaissent. Il va même jusqu’à la reconnaître comme cette lointaine amie «appelée dans l’enfance». Familière mais pourtant jamais là où on l’attend, une sorte d’inconnue de proximité…

«La mort telle que je la concevais enfant était mon amie. Elle le reste, je l’avais presque oublié. Mais elle ne se trouve pas à l’endroit où on la cherche. Elle n’a pas quitté l’enfance et c’est dans l’enfance qu’il faut la retrouver et renouer avec elle. La saluer chaque matin comme la seule vieille connaissance avec laquelle nous pourrons encore longtemps jouer à cache-cache. La mort n’est pas adulte, elle est une jeune fille avec qui partager les plus sombres secrets, mais aussi les joies les plus inattendues. Survivre est un miracle quotidien.»

Le miracle a pris fin pour Jean-Claude Pirotte le 24 mai dernier. Portrait craché est un étrange cadeau, légèrement empoisonné, dont se seraient sans doute passé ceux qui ont aimé l’homme, ceux qui ont aimé le poète. Un cadeau d’une grande force pourtant, d’une grande générosité. Un dernier livre qui porte en lui un témoignage d’amour incandescent à la littérature.

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(1) On notera également (et justement) la parution d'un recueil de poèmes posthumes : A Saint-Léger suis réfugié, aux éditions l'Arrière-Pays.

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(Cet article est également accessible sur Culturopoing)










Jean-Claude Pirotte, Portrait craché. Editions le Cherche Midi. 2014.


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