mercredi 24 septembre 2014

> Guerre, amour et goumbé

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N’y aurait-il eu que cela dans le dernier roman de Sylvain Prudhomme, c’eût été déjà beaucoup : une fenêtre ouverte, enfin, sur un pays dont vous ne trouverez absolument aucune trace dans la littérature française d’hier ou d’aujourd’hui. Voire dans la littérature tout court…


Mais que les écrivains se rassurent, car s’il y a bien une chose que n’importe qui  se fera pardonner ici-bas, c’est de n’avoir jamais entendu parler de la Guinée Bissau - cette ancienne colonie portugaise d’Afrique de l’Ouest, coincée comme un cure-dent entre le Sénégal et la Guinée-Conakry. Et plus encore de n’en avoir jamais parlé ! Les plus fins connaisseurs de l’Afrique, les bourlingueurs émérites et les amoureux des régions reculées peuvent avouer n’y avoir jamais mis les pieds sans craindre le moindre sourire narquois en retour. Ce pays n’évoque aucun cliché particulier, aucune démesure apparente, aucune figure majeure. Si le nom d’Amilcar Cabral, son leader historique (assassiné en 1973 par des émissaires de la police secrète portugaise) a résonné aussi haut que celui de Thomas Sankara dans les années soixante, on ne sait plus très bien aujourd’hui quelle contrée il a contribué à libérer et puis… les mauvaises langues vous diront qu’il était avant tout cap-verdien. Même dans le registre de ce qui isole ou distingue par le bas, la première position lui est rarement dévolue. La Guinée Bissau est presque le plus petit pays d’Afrique, mais pas tout à fait (la Gambie, cet autre impensé géographique, la coiffe au poteau). Elle n’occupe que le troisième rang des pays les plus pauvres du monde et l’espérance de vie y est tout de même de 47 ans, ce qui la place derrière le Bangla Desh ou le Soudan. Ses coups d’Etat et ses guerres civiles n’ont jamais occasionné de bains de sang dignes de faire la une des journaux occidentaux. La corruption des élites politiques s’y porte comme un rêve, mais à l’échelle du monde, le prix d’excellence dans ce domaine lui échappe encore. Tempérons nos propos : à partir de 2009, une légère poussée de notoriété l’a toutefois brièvement nimbée d’une auréole sulfureuse, lorsqu’elle est devenue la principale plaque tournante du narcotrafic entre la Colombie et l’Europe. Le photographe italien Marco Vernaschi en a même conçu un photoreportage qui lui a valu le prestigieux grand prix du Lens Cutlure International Awards.  Il faut dire que son sens inouï de l’embuscade lui avait permis de saisir entre quatre murs délabrés, et à n’en pas douter sur le vif, quelques  passes poignantes entre des junkies guinéennes de 15 ans et des européens égarés. On lui doit également plusieurs jolis clichés (très flous très forts, si, si) de gamins torse nu portant des flingues à la ceinture, ainsi qu’un portrait de famille, dans leur garage, des découpeurs en tranches de feu le président Nino Vieira. Du coup, on a pu croire un temps que Bissau était une sorte d’afro-Chicago explosif. Et puis on a oublié. La drogue est devenue une affaire d’Etat, elle a perdu son potentiel photogénique et Vernaschi est parti exercer ailleurs ses talents de scénographe. La Guinée Bissau n’a pas non plus enfanté à ce jour l’écrivain voyageur qui la pousserait hors de l’ombre. Les fièvres que ses moustiques inoculent n’ont jamais été couchées par écrit à l’instar des cauchemars ceylanais de Nicolas Bouvier et aucun de ses enfants d’adoption n’est revenu vers elle comme Lieve Joris vers la région des Grands Lacs. Ceux qui l’ont sillonné à pied, à vélo ou en voiture n’ont pas jugé utile de consigner leur périple (à moins que leurs bonnes feuilles ne se soient perdues) et si la Guinée a conquis son indépendance au prix d’une lutte au moins aussi longue et éprouvante que celles de l’Angola et du Mozambique, les témoignages connus sur cette période ne font pas légion. Du côté des lettres portugaises, la Guinée n’a pas eu son Cul de Judas et aucun écrivain bissau-guinéen (expression, d’ailleurs, qui accuse encore à ce jour quelques fragilités) ne s’est fait connaître en évoquant cette période. Une dernière touche au tableau, pour plus de légèreté : la cuisine bissau-guinéenne est l’une des rares cuisines du monde qui n’ait pas son restaurant attitré à Paris. Il en existait bien un, le port de Pindjiguiti, mais il a fait faillite dans les années 90. Bref, la Guinée Bissau n’est pas un pays. C’est une fiction objective : elle n’existe que lorsqu’on s’y trouve.



S’y trouver, c’est justement ce qui a tenté Sylvain Prudhomme. L’auteur de Là, avait dit Bahi et de TanganykaProject a vécu quelques années dans le sud du Sénégal, à deux coudées de ce point illisible de la carte d’Afrique. Il en a poussé la porte, s’est épris de la langue, des hommes, de la musique. Et on lui en sait gré. Mais si avec Les grands il nous plonge au cœur de l’un des pays les moins connus du monde, il signe avant tout un roman enlevé et inspiré, où l’écriture ne faillit jamais.




Les « grands », c’est ainsi que l’on désigne en Guinée les hommes que les années avalées ont rendus respectables. Omi garandi, en créole, a quelque chose de notre obsolète noble vieillard, la touche de condescendance en moins. Couto, le personnage central du roman n’est pas tout à fait un vieillard (on découvrira même que la verdeur ne se résume pas chez lui qu’à un lointain souvenir). Mais il a quand même une bonne paire de saisons derrière lui, et c’est un garandi. Sa respectabilité, il la tient aussi de son statut. Il est le guitariste du Super Mama Djombo, un groupe mythique (et historiquement bien réel) des années 70, qui, s’il ne rassemble plus aujourd’hui que quelques nostalgiques, a été alors le porte-voix de la lutte anti-coloniale et l’incarnation de la musique bissau-guinéenne moderne (en donnant notamment une forme réactualisée au goumbé, le style musical traditionnel du pays). C’est au sein de cette formation que l’on a pour la première fois composé des chansons en créole, la langue luso-africaine du pays, que le portugais officiel et dominant avait enferré dans les chaumières. Le nom de ce groupe traverse le roman de Sylvain Prudhomme comme une braise qui ne veut pas s’éteindre, et elle éclaire, par coups de torches successifs, les différentes strates du passé. Les années de lutte et de maquis, la gloire, les déboires, la libération et les déceptions postcoloniales… Dans ces pages, c’est la musique qui raconte l’histoire du pays. Sylvain Prudhomme a rencontré la plupart des derniers membres du Mama Djombo, éparpillés entre Bissau, Lisbonne ou Pantin. Il a écouté leur musique, bu les paroles de leurs chansons. Il a écumé les terrasses des quartiers de Bissau et mesuré, au cœur de la jeunesse du pays, leur perte d’audience où se mêle pourtant un curieux reste de dévotion. Il y a cette scène, vers la fin du roman, où un groupe de rap local très en vogue s’apprête à remplir un stade alors que le Djombo va réunir quelques personnes dans un café. Et pourtant, les rappeurs qui rencontrent Couto dans un bar avant leurs prestations respectives lui promettent une minute de silence avec leur public, à la mémoire de Dulce, l’ancienne chanteuse du Mama Djombo, dont ils apprennent qu’elle vient de mourir.

Dulce est la femme que Couto a aimée et cet amour est l’autre fil rouge du roman. Elle meurt dans les premières pages du livre et ouvre de cette façon elle aussi les vannes de la mémoire en ravivant les souvenirs de Couto. On assiste alors, à travers les déambulations du vieil amant endeuillé, à un chassé-croisé entre présent et passé, petite histoire et grande histoire. Tout culmine vers ce concert d’hommage alors que se profile la menace d’un coup d’état (celui de juin 2012…). Un de plus, et qui n’arrêtera pas la musique.

Selon une vieille recette, une histoire est réussie lorsque ses « méchants » le sont. Et bien Sylvain Prudhomme a dû mijoter dans d’autres sauces. De méchant, vous n’en trouverez pas un seul dans ses deux derniers romans - phénomène assez rare dans le paysage de la (bonne) littérature actuelle pour être souligné… Nous avions déjà évoqué le souffle de tendresse qui balayait son précédent roman, Là, avait dit Bahi. On ressent encore ici ce même vent de bienveillance. Et encore une fois, cela se produit sans que le récit ne cède jamais une once de terrain à la complaisance, à la mièvrerie. Les personnages n’ont rien d’angélique. Dulce elle-même, par exemple, a quitté Couto (sans rompre avec lui ses liens de cœur ) pour épouser un homme qu’elle n’aimait pas mais qui lui offrait de meilleures conditions de vie. La ville nous apparait dans toute sa sensualité mais également sous ses aspects délétères… Et le pays semble bien incapable de nourrir les meilleurs de ses enfants,  pris perpétuellement dans la spirale de la fuite et de la sodade.

Il faudrait encore dire un mot de la place majestueuse qu’occupe le créole de Bissau dans le roman de Sylvain Prudhomme. Pas une page d’où il soit absent, par bribes de phrases, expressions courantes ou parfois par un simple mot. Des mots de tous les jours, qui disent l’amitié, la baise,  la tristesse ou la sagacité. Il y a un hommage évident dans cette omniprésence. Mais elle apporte également une dimension musicale au récit. Des étincelles de créole viennent de toutes parts se greffer à la phrase française comme pour en relancer le rythme. Aucune note érudite, les traductions arrivent en incise sans interrompre la mélodie ; elles sonnent comme des reprises, des échos poétiques. 

Il y a dans Les grands les accents généreux d’un roman populaire. La langue y est pourtant toujours soyeuse, rythmée et nous emporte d’une traite jusqu’à la dernière page. Et l’auteur a su mettre à jour avec simplicité la grâce légère et fragile d’un pays qui compose constamment avec ses dérélictions. 

Au-delà des temporalités qui s’imbriquent, des allers-retours entre présent et passé, voilà un roman qui « parle droit ». Fala filadu... Sylvain Prudhomme nous le rappelle, c’est ainsi qu’en créole on dit « tenir ses promesses ». 




Sylvain Prudhomme, Les grands. Editions Gallimard (Verticales). 2014.





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