dimanche 9 mars 2014

> Te craindre en ton absence




















Parallèlement à un travail d’écriture romanesque, qui, malgré son couronnement médiatique par le prix Goncourt en 2009, n’a rien perdu de son exigence, Marie NDiaye continue à explorer des formes moins convenues, plus hybrides – à défricher de nouveaux sentiers.
Nous avions parlé ici de son récitatif Y penser sans cesse conçu dans le cadre d’un projet visuel et scénique (Die Dichte) qui associait la voix, le texte, la photographie et la vidéo.
Avec Te craindre en ton absence, elle a composé le livret d’un monodrame musical. Hèctor Parra en a imaginé la partition et Georges Lavaudant assuré la mise en scène. Cette création a pour l’instant donné lieu à quatre représentations au théâtre des Bouffes du Nord, et la dernière s’est tenue hier soir. Mais elle devrait être reprise ailleurs, notamment à l’automne prochain dans le cadre du festival Musica de Strasbourg.




Te craindre en ton absence, précise le livret, est un «monodrame pour une actrice, un ensemble de douze instrumentistes et électronique». Ce sont pour ainsi dire deux partitions qui s’imbriquent, se répondent ou cheminent parfois dans les silences de l’une ou de l'autre. Il y a la voix d’Astrid Bas, qui, précisons-le, ne chante pas, mais endosse la fonction de récitante et un ensemble intercontemporain d’instrumentistes dirigé par Julien Leroy dans le jeu desquels se fondent également des lignes musicales électroniques (la création a été coproduite par l’IRCAM). Dans le bel espace vide (et si particulier) des Bouffes du Nord, l’orchestre occupe le centre de la scène. L’absence de «fosse» et la nécessité de mettre en scène les musiciens a donc, signale Georges Lavaudant, tout à la fois constitué une «contrainte» et la «base d’une dramaturgie». La scénographie est extrêmement sobre : l’actrice, en simple robe noire, évolue le plus souvent sur le devant de la scène. Le décor  (de Pierre Vergier) se résume à un couloir blanc qui s’avance vers les premiers rangs : une sorte de chemin de plumes, que colore parfois un jeu de lumières, et qui pourrait évoquer une route, un passage. Sur le grand mur ocre en fond de scène, la projection de brefs fragments du texte accompagnent de temps à autre le récit, le déploie en échos visuels ou en creuse certaines lignes.


Mais la grande force de ce spectacle tient toutefois avant tout au livret de Marie Ndiaye, un très beau texte, âpre, précis et qui, comme souvent chez elle, avance sur la corde tendue de peurs, de doutes et de sentiments éminemment humains sans jamais céder une once de terrain au réalisme psychologique.

Quel en est le propos ?

Une femme revient dans son pays natal pour ramener les cendres de sa sœur suicidée auprès de leur mère, qui se meurt dans un hospice. Mais autour de ce fil rouge, Marie NDiaye compose un voyage diffracté où se développent une série de résonances – souvenirs fragmentaires, éclats de vie, lambeaux d’enfance… Le récitatif nous immerge au cœur d’un univers où circulent des images et des obsessions dans un va-et-vient permanent entre présent et passé.

On sera bien sûr tenté, au fil de ces évocations à la fois tronquées et soutenues, de reconstituer une sorte de tableau de famille en mosaïque : on découvre une enfant à la «fierté fragile» et à «l’humilité diabolique», avant tout préoccupée de ne rien paraître qui pourrait donner prise à des quolibets. Une enfant enferrée dans un monde solitaire

«où le pire malheur avait la figure du sarcasme»

Une crainte forte, qui a forgé, avec le temps, la figure d’une femme silencieuse et sans aspérité. Une crainte quelque peu aberrante, aussi, si on la mesure à ce que la vie nous réserve. 

«mais voilà qu’une route sévère déroule ses kilomètres de goudron
ma jeunesse est passée et nul je crois n’a jamais songé
à voir en moi une femme extravagante
et je n’ai fait rire personne
de mon visage raisonnable de mes lèvres circonspectes
mais voilà qu’au pays natal une mère se meurt
il n’y avait donc pas de pire chagrin qu’un bon mot incompris
de pire douleur que celle de se croire moquée ?»

On découvre, par petites touches, une campagne péri-urbaine perdue entre «blé maïs avoine betterave à sucre et les riches cathédrales des silos à grain »,  une campagne peuplée d’animaux seuls à mêmes de recueillir les caresses, des animaux qu’il s’agissait d’aimer et de tuer – au poil soyeux et «à la chair délectable». Il y a aussi l’image d’une mère en triste «tablier fleuri» de laquelle tout plaisir  a trop tôt pris congé. Et puis celle de la sœur aimée, complice des jeux simples et solitaires dans ce «triste coin de France».

Marie Ndiaye
parvient, à mots retenus, à donner à cette morosité enfouie le souffle d’une tragédie – une sorte d’ampleur secrète, de résonance grave. A cette route du retour se greffe aussi des images de la vie d’après : les amants d’une jeunesse sans amour, l’Allemagne, pays de l’exil, le compagnon de vie arrivé plus tard («mère quel bon mari j’ai introduit dans ma chambre»). Peu à peu se tisse également un jeu de correspondances entre différents axes, différents motifs. La chair et le sang de l’animal sont assimilables à la chair et au sang de l’enfant, lui aussi sacrifié…

On ne saura rien des raisons qui ont poussé la sœur au suicide. Les douleurs, ici, ne sont pas toujours nommées. On en conserve simplement le tranchant. On travaille sur la lame acérée de ce qu’il reste de la douleur, du désamour, lorsqu’ils ne sont plus inscrits dans un contexte particulier.

On sent dans ce récitatif, que quelque chose veut se dire, se résoudre, il y a une sorte d’énergie cathartique qui traverse le texte. Un chemin cherche à se frayer entre la mort, le deuil, et les débris d’un passé amer.
On y entend la voix d’un hommage qui n’en est pas un, l’écho d’un tombeau construit au bord du vide d’une enfance à la fois aimée et désavouée.


«tranquillement mon sang s’écoule tandis que je roule vers toi
mère tu meurs et rien ne t’étonnera
seule je suis encore là et si vivante
dans ma misère
vos corps se mêleront dans l’urne précieuse
tu n’auras rien demandé mais je prendrai soin de vous
cendres unies pas dispersées
vous étiez tout ce que j’aimais»


La manière relativement impersonnelle, monocorde (un peu à la manière d’une tragédienne classique) dont Astrid Bas restitue le texte de Marie NDiaye pourrait d’abord surprendre. C’est pourtant là, on s’en rend compte au fil du spectacle, une belle façon de nous le faire entendre – et de le laisser respirer au cœur de la musique d’ Hèctor Parra.











Te craindre en ton absence

Livret : Marie NDiaye
Musique : Hèctor Parra
Mise en scène et lumières : Georges Lavaudant
Direction musicale : Julien Leroy
Récitante : Astrid Bas


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