mercredi 19 mars 2014

> L'homme de justesse

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Ni essai, ni récit, ni poésie - mais certainement tout cela à la fois, l'écriture de Dominique Sampiero a de quoi surprendre et ravir. Si on le connaît aussi comme scénariste et auteur de livres de jeunesse, il serait dommage de ne pas le découvrir sur ce versant plus indéfinissable de son œuvre. Il faut aller se promener du côté de Patience de la blessure, Carnet d'un buveur de ciel ou du Maître de la poussière sur ma bouche.

Dans Bégaiement de l'impossible et de l'impensable, on ne cerne pas d'emblée l'objet avec lequel il chemine. Un objet sourd, ouaté, qui habite chacune de ses phrases et nous tient en haleine - nous maintient dans une sorte d'attente musicale toujours renouvelée. C'est qu'il y est question, sans doute, de ce qui se tient à la lisière des mots, de cette frange de silence au cœur de laquelle il faut progresser de jour en jour, de poème en poème. Il s'agit de cerner ce «quelque chose de tendre et de nuageux» qui, nous dit-il, «me dicte ces grumeaux de lumière collés à mes doigts».

Bien sûr, il y a là quelque chose comme le journal un peu hors du temps d'un homme qu'écrire habite. Il y a l'intention de cerner ce qui se joue dans cette étrange disposition. Ou plutôt, de tourner autour. Car le mystère reste entier, au final. Il s'agirait plutôt de déambuler au plus près de ce qu'écrire implique, appelle, remue. Mais c'est aussi, à travers cet effort d'attention, une attention au monde, à ses silences et à ses résonances intérieures qui se trouve ici déployée.

Pourtant, chez Dominique Sampiero, penser est encore une musique. Se pencher sur ce qu'écrire noue et dénoue, c'est se laisser à nouveau porter par des mots, s'insinuer dans le travail et le voyage qu'ils exigent, inlassablement. C'est nécessairement  bégayer encore et encore, accepter de se perdre, de la manière la plus juste et la plus douce possible.

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« Je laisse mon corps décider ici d’un envahissement dont il ne sait rien. Ce flottement imposé, je l’accepte. Dès que je suis là, je ne veux plus y être. Quelque chose m’attire ailleurs dans une forme qui n’est rien d’autre qu’une autre forme.

Je suis un homme de justesse si vous préférez. Mon corps se souvient de formes anciennes. Et de la fonte des neiges. Certains jours, je vis dans un caillou. D’autres, dans l’eau du vase. Quand je ne sais plus où je suis, j’y suis enfin. 

Je reste hagard, profitant de l’écarquillement que provoque le doute pour me dissoudre dans les formes qui, me vidant de moi, se vident aussi d’elles-mêmes, paysages ou personnages, idées ou sensations, mais qui m’absorbent dans le mouvement des migrations, cette large boucle dans le plus vaste du ciel et du corps.

Bref, je suis là, à peu près là, des silences mordent mes mains puis se dévorent entre eux. Le temps de reprendre souffle, il me reste dans chaque élan du poignet assez de force pour parler à l’usage de ceux qui lisent avec les yeux. Une tempête brise mes phrases et j’enfonce les mots comme des pieux pour résister à l’envie de m’effacer et de laisser la fenêtre dévorer mes pupilles.

J’aime le ciel bas et toute privation de lumière comme une menace dont on ne sait pas grand-chose, à vrai dire rien, mais tout à coup monte une vie plus sobre, identique à tout ce qu’on nous cache de la vie et dont nous connaissons l’envers, une vie sans soleil, rampante, souterraine, de taupe et de racine, une vie qui se souvient de l’absence de regard dans une nuit totale.

Quand le soleil revient, je me demande s’il existe vraiment ce monde où tout est là déjà, je creuse la page sur ces futilités, je gaspille mon temps à croire à cette initiation, les yeux fermés, sur une vérité qui résonne mot à mot, captif de ce bégaiement qui cherche à dire l’impossible et l’impensable.

Et sur la table où mes mains s’épuisent à ouvrir et fermer des cahiers de paupière et de salive, la lumière blottie dans le cercle noir d’une tasse attend que je la boive enfin refroidie. »






Dominique Sampiero, Bégaiement de l’impossible et de l’impensable. Editions Lettres Vives. 2012.


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