jeudi 27 février 2014

> Chi va piano, va sano

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Ouvrir un nouveau livre de FabioViscogliosi, c’est retrouver immédiatement une musique, une fausse nonchalance qui se promène de souvenir en souvenir, d’étincelle en étincelle, de menue réflexion en petites choses du quotidien… Mais l’air de rien, les frêles ruisseaux font parfois de grandes rivières… Car avec sa manière buissonnière, il sait aussi nous parler de choses graves. Dans son précédent récit, Mont-Blanc, il revenait à travers une série de fragments sur la mort accidentelle de ses parents dans le tunnel du Mont-Blanc en mars 1999 : un livre de deuil qui savait pourtant aussi butiner du côté des écarts et jouer d’une certaine forme de légèreté.


Avec Apologie du slow, l’écrivain franco-italien (également musicien et illustrateur) compose un nouveau récit étoilé comme on les aime sous sa plume. Cent-neuf fragments et un post-scriptum où il est tout autant question de ses écarts de conduite (au volant…) que d’un tuyau métallique aperçu derrière la vitre d’un TGV, de son goût pour les nuages, des poules qu’égorgeait sa grand-mère ou de ce que lui inspirent au fil des jours la rêverie et l’hésitation… On y évoque ou on y croise Perec, Leonard Cohen, Miguel Gerardo-Feliz, Robert Altman et bien d’autres encore, qui revêtent le plus souvent un habit d’amitié qui ne les distingue guère des intimes et familiers lambda dont la vie nous fait don.


 Et l’on perçoit tout de suite la grâce de ce qui, ailleurs, aurait pu n’être que trivial ainsi qu’une belle façon d’alentir ce qui aurait pu ne faire que passer. Une leçon de vie, en somme, pour la goûter pleinement, sur toute la gamme inaperçue des doux et des amers.




Ce sont parfois de simples souvenirs que l’auteur déroule dans ses pages : une partie de tandem en Italie avec son père, le projet de construction d’un abri antiatomique avec ses cousins alors qu’il était enfant, celui, avorté pour raisons financières, d’un film autour du dernier tableau de Mondrian, le rêve d’une soirée étonnante dans une villa entre Milan et Venise. Dans d’autres textes, il procède plutôt à une série de variations autour de ses goûts ou de ses lubies : sa manie de rouler en écoutant des fichiers audio, celle de dessiner des nuages, son inclination compulsive à acheter de vieux manuels obsolètes portant sur toutes sortes de choses. Ailleurs, il part d’une phrase qui l’a accroché dans un livre, du détail d’un tableau, d’un paysage, d’une parole entendue à la volée – et il se laisse aller à en tirer un fil personnel, entre rêverie et réflexion.

Il serait vain de chercher une logique à tout cela et il y a chez Fabio Viscogliosi un art à la fois savant et spontané de la divagation. Parfois des motifs s’entrecroisent ou rebondissent les uns contre les autres, un souvenir en appelle un autre… Les fragments se succèdent et se ressemblent ou ne se ressemblent pas. Certains d’entre eux semblent s’emboîter le pas comme des ritournelles façon « marabout de ficelle »…


Ainsi, par exemple, Fabio Viscogliosi passe de l’illusionnisme philosophique selon Clément Rosset au brouillard comme phénomène météorologique par le lien que ces deux entités entretiennent avec «la douceur». L’illusionnisme philosophique, nous dit  Rosset, consiste à annoncer le sens sans le montrer, à la manière d’un prestidigitateur, et semble fonctionner par «dérapages furtifs». Il s’agit là, pour Viscogliosi, de  l’une des manifestations les plus réussies de la douceur. Par ricochet, il glisse dans le passage suivant vers cette autre douceur que contient immanquablement le brouillard, pareil à un «nuage dont la base toucherait le sol»….


Apologie du slow nous invite à intégrer dans le cercle de nos considérations tout ce qui demeure généralement à sa périphérie. Les écueils, les possibles, les commencements non prolongés et les points de suspension ne sont pas à négliger. Fabio Viscogliosi semble vouloir nous dire (ou en tout cas en fait une règle pour son compte) que la vie n’est pas seulement faite de ce qui nous arrive mais aussi de ce qui aurait pu nous arriver, ne nous est pas tout à fait arrivé. De toutes ses particules suspendues qui, au-delà et avec ce que nous avons vécu, ont alimenté et alimentent notre temps traversé. Rêves, ébauches, apparitions, pensées fugitives… On vit aussi avec cette part d’irréel du passé qui nous habite, tel ce «grand frère mort très jeune» que l’auteur n’a jamais connu et dont il se demande souvent qui il aurait pu devenir, quel frère vivant il aurait pu faire. Il le présente comme un absent qui a vieilli avec lui…


Mais tout ne se joue pas, loin de là, du côté des fantômes. Il y au contraire, dans cet intérêt pour le fragmentaire, le modeste, le périphérique (que relance ici l’écriture dans sa forme même) une façon d’être au monde. Et peut-être même une forme de conjuration :


«On respire dans l’inachèvement un parfum qui contredit la mort»


Un apophtegme qu’illustre par ailleurs la scène finale de La solitude du coureur de fond, le film de Robert Altman, une scène qu’affectionne particulièrement Viscogliosi. On y voit un jeune coureur s’arrêter devant la ligne d’arrivée, se laisser doubler par tous les concurrents sur lesquels il avait pris une avance considérable et refuser de franchir ladite ligne… Il se justifie ainsi :


«La seule fois où je toucherai cette corde à linge c’est quand je serai mort et qu’un cercueil bien confortable aura été préparé de l’autre côté ; en attendant, je suis un coureur de fond solitaire qui traverse le pays sans se soucier de tout ce qui peut lui arriver.»


En lisant Apologie du slow on pense parfois aux Autorportraits d’Edouard Levé, à d’autres furtives voire oulipiennes façons d’être à soi sans y être… et à quelques littératures dans les marges, qui, quand elles possèdent ce je ne sais quoi de juste et d’accordé, font passer le monde par le chas d’une aiguille.


(Cet article peut également être lu sur Culturopoing)














Fabio Viscogliosi, Apologie du slow. Stock. 2014


 

vendredi 14 février 2014

> Mon eau pour boire en prison

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Ma femme à la chevelure de feu de bois
Aux pensées d'éclairs de chaleur
A la taille de sablier
Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre
Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquet d'étoiles de dernière grandeur
Aux dents d'empreintes de souris blanche sur la terre blanche
A la langue d'ambre et de verre frottés
Ma femme à la langue d'hostie poignardée
A la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeux
A la langue de pierre incroyable
Ma femme aux cils de bâtons d'écriture d'enfant
Aux sourcils de bord de nid d'hirondelle
Ma femme aux tempes d'ardoise de toit de serre
Et de buée aux vitres
Ma femme aux épaules de champagne
Et de fontaine à têtes de dauphins sous la glace
Ma femme aux poignets d'allumettes
Ma femme aux doigts de hasard et d'as de cœur
Aux doigts de foin coupé
Ma femme aux aisselles de martre et de fênes
De nuit de la Saint-Jean
De troène et de nid de scalares
Aux bras d'écume de mer et d'écluse
Et de mélange du blé et du moulin
Ma femme aux jambes de fusée
Aux mouvements d'horlogerie et de désespoir
Ma femme aux mollets de moelle de sureau
Ma femme aux pieds d'initiales
Aux pieds de trousseaux de clés aux pieds de calfats qui boivent
Ma femme au cou d'orge imperlé
Ma femme à la gorge de Val d'or
De rendez-vous dans le lit même du torrent
Aux seins de nuit
Ma femme aux seins de taupinière marine
Ma femme aux seins de creuset du rubis
Aux seins de spectre de la rose sous la rosée
Ma femme au ventre de dépliement d'éventail des jours
Au ventre de griffe géante
Ma femme au dos d'oiseau qui fuit vertical
Au dos de vif-argent
Au dos de lumière
A la nuque de pierre roulée et de craie mouillée
Et de chute d'un verre dans lequel on vient de boire
Ma femme aux hanches de nacelle
Aux hanches de lustre et de pennes de flèche
Et de tiges de plumes de paon blanc
De balance insensible
Ma femme aux fesses de grès et d'amiante
Ma femme aux fesses de dos de cygne
Ma femme aux fesses de printemps
Au sexe de glaïeul
Ma femme au sexe de placer et d'ornithorynque
Ma femme au sexe d'algue et de bonbons anciens
Ma femme au sexe de miroir
Ma femme aux yeux pleins de larmes
Aux yeux de panoplie violette et d'aiguille aimantée
Ma femme aux yeux de savane
Ma femme aux yeux d'eau pour boire en prison
Ma femme aux yeux de bois toujours sous la hache
Aux yeux de niveau d'eau de niveau d'air de terre et de feu.
                                                 
                                                     
André Breton (1931)



André Breton, "Union libre", dans Clair de terre. Poésie/Gallimard. 1966


Image :  Photographie de Joel Peter Witkin

dimanche 9 février 2014

> Sabine Huynh : une topologie de l'exil

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Les colibris, dit-on, sont les plus petits oiseaux du monde. Et les seuls capables de voler à reculons. Bien que loin de les égaler en grâce, nous ne sommes pas tout à fait étrangers à ce double trait : une taille minuscule devant l’énormité de ce qui nous incombe, et un penchant naturel à enclencher la marche arrière pour parcourir nos chemins à rebours… Cette analogie possible aurait-t-elle un lien avec le titre du dernier recueil de poésie de Sabine Huynh ? Je ne sais pas, mais ce qui est sûr, c’est que le lecteur battra lui aussi plus d’une fois des ailes pour aller, venir et revenir dans ses mots. Des mots un peu miraculeux, comme à chaque fois que la poésie nous retient par la manche. Et s’il fallait essayer de préciser le miracle, on dirait qu’il y a ici quelque chose d’extrêmement aérien - traversé pourtant de bout en bout par le fil d’une douleur. Dans ce qu’elle qualifie elle-même de «topologie de l’exil», on a l’impression que la trame d’un récit indéchiffrable nous pousse d’une page à l’autre comme sur les lignes brisées d’une vie. Les poèmes de Sabine Huynh balayent les pays quittés (au premier rang desquels celui de l’enfance, le Vietnam), les fantômes du passé, les trouées du futur. Ils sautent d’un vide à l’autre, d’une déchirure à l’autre, sans jamais se départir d’un effort de légèreté, qui est peut-être un autre nom de la pudeur. Même le plus noir reste en suspens, comme un gaz subtil.


Les textes sont accompagnés de «craies noires» signées Christine Delbecq. Un trait à la fois personnel et toujours à l’écoute. L’illustratrice joue ici sur les pleins, les déliés, les lignes grasses ou sèches. Elle bifurque, plonge, se reprend, et compose très sobrement son propre voyage dans celui de Sabine Huynh.








Peut-être le recueil de Sabine Huynh, par-delà chaque poème, esquisse-t-il un mouvement. La trace d’un voyage de la quiétude à l’inquiétude mais aussi le passage d’une forme repérable de «regret» à quelque chose de plus vaste, de plus diffus. Sérénité, titre de la première série de poèmes, désigne l’enfance comme lieu premier. Un lieu d’avant l’épreuve de la perte mais qui couve déjà en son sein les racines de tous les exils et de toutes les séparations à venir.  On pense à la Maison natale d’Yves Bonnefoy dans Celle qui fut sans lumière, mais bien d’autres échos pourront surgir puisque ce lieu-là est l’un des topos substantiels de la poésie. Qu’importe après tout, puisque la poésie n’est peut-être justement là que pour nous aider à ressasser les topos qui nous traversent, les pays invisibles qui nous habitent et nous constituent.


Pour l’heure, «l’ici est dans l’ici / l’ailleurs est quelque part là-bas», des images simples, des souvenirs immobiles peuplent un monde clos «sans augures / ni mélancolie». Une sorte d’Asie intérieure refait surface, avec ses fragrances («l’arôme du riz gluant»), ses images fixes de «bonzes qui passent», la figure d’une grand-mère… Le temps n’éveille encore aucun soupçon, il ne coule que pour lui-même «dans la sève collante du kaki». On n’en est pas encore à ce stade où il faudra «suivre du doigt la fêlure / avec une nostalgie de mousson». La force de ces premiers poèmes tient à la relative «blancheur» des images. Le pays perdu n’est jamais ouvertement transfiguré en paradis perdu. On ne trouve aucun signe explicite de bonheur envolé ou d’ivresse éteinte, aucun adjectif qui viendrait valoriser ce temps hors du temps. L’innocence semble plutôt marquée du sceau de la neutralité. Une sorte d’ininquiétude («Aucun désir d’oiseaux ne ride les fronts»), une parcelle d’espace-temps soustraite à la joie comme à la peur. Car la joie ne peut advenir qu’en se mesurant à la nuit, et la peur au répit. Il n’y a encore aucune correspondance entre la nature et celui qui la perçoit. Au pays de l’enfance, aucun spectacle ne souligne la faillite :

«  Remous dans le silence tiède / qui n’est pas une solitude »
 
La sérénité porterait-elle en elle des brèches imperceptibles ? Quoiqu’il en soit, c’est d’un coup que tout s’effondre. On n’apprend pas plus à grandir qu’à partir. Le dernier poème de cette série, que rien n’annonçait, surgit comme d’une ellipse. Il marque une rupture définitive avec le temps hors du temps, ce temps «des images-mystères/paisibles/bicolores»«chacun (se trouve) à sa place / là où l’on a besoin de lui.»

Ca y est, les oiseaux sont lâchés, ils vont pouvoir rider les fronts…

« Un jour
le passé ne revient plus

réel immuable
il s’impose
contre le rêve qu’on fait
défait et refait à sa guise.

Ces images naïves
leur trésor celé
la tristesse même »


C’est à partir de cette coupure d’avec le pays de l’enfance, de ce premier arrachement, que Sabine Huynh explore les méandres sinueux d’une perte originelle. Des méandres qui vont se ramifier dans le cœur, l’écriture et dans la chair d’une poésie régénérée sans cesse à la source du manque.

Certains poèmes font encore explicitement référence à ce premier exil, le départ du Vietnam et l’installation dans un pays étranger. Dans l’évocation du passé se concentrent des images qui renvoient d’abord explicitement à cette migration, comme à autant de souvenirs fragmentés : «Descente de l’avion», «première nuit / loin de la grand-mère / chambre d’hôtel français», «Foyer de migrants», «souvenirs du pays meurtri»… Pourtant, peu à peu, la séparation va s’élargir, se « déréférentialiser » et prendre une forme beaucoup moins circonscrite à la seule perte du pays de naissance. L’exil devient ainsi une façon d’être à l’écriture, un état poétique :

«si une langue il me faut choisir /sans demeure je suis»
 
Certes, on le devine, d’autres strates de vécu sous-tendent  cet état poétique : le passage par d’autres pays, d’autres déplacements, d’autres séparations, d’autres résurgences du passé. Mais le possible matériau autobiographique s’anonyme et se dilue dans une expérience à la fois plus large et plus profonde. La topologie de l’exil s’inscrit dès lors à la jonction du singulier et de l’universel. Le je n’apparaît d’ailleurs que dans quelques poèmes, et parfois même sous la forme d’emprunt d’un «autre» possible (oiseau, etc.). Sabine Huynh lui préfère volontiers le tu ou le nous. Magie des miroirs de l’écriture : ce qui vaut pour moi, vaut pour toi, vaut pour d’autres… L’exil sort rapidement du cadre de l’expérience personnelle où il s’enracine pour donner voix à une forme de poésie plus intemporelle, comme décrochée du réel particulier qui le nourrit pourtant. 


Qu’on me permette une digression. Je me souviens, il y a longtemps de cela, de la remarque sous forme de boutade d’un ami alors étudiant en philosophie. Il disait «c’est fou ce qu’on se sent intelligent quand on lit Foucault !». Non pas dans le sens où la lecture de Foucault exigerait une intelligence particulière. Mais parce qu’à ses yeux, la manière brillante dont le philosophe avançait dans ses raisonnements et échafaudait ses concepts produisait finalement sur son lecteur l’illusion d’une sorte d’évidence accomplie que nous aurions pu et dû nous-mêmes formuler depuis longtemps… Pourquoi est-ce que j’évoque cela ? Parce que sur un autre plan, il en va un peu de même avec la poésie. Lorsqu’elle va, comme c’est le cas ici, chercher des mots qui nous retrouvent, elle donne l’impression d’éclairer des chemins où nous serions déjà passés, de pointer des cicatrices anciennes. On a plus d’une fois envie de se dire, au fil de ce recueil : «c’est fou ce que l’on a vécu quand on lit ce poème !».


Le sentiment de perte de repères, d’abandon, semble faire bruisser chacun des poèmes de Sabine Huynh. Le fait que sa vie ait été ou non plus bousculée que d’autres sur les chemins de l’exil importe peu. Elle le garde pour elle - et parvient souvent, en quelques vers, par petites touches, petites incises, à nous faire toucher du doigt l’essentiel. A tirer un fil entre son expérience du monde et quelques points fragiles sur la carte d’une certaine condition humaine. Elle explore les brèches qu’abritent nos domiciliations comme nos filiations, les séparations auxquelles nous sommes toujours déjà voués et les vides qui nous habitent.

«Dans le manque / rien n’entre / ou ne sort»

Dans ce tourbillon, la recherche constante et hasardeuse d’un lieu sûr – à l’intérieur comme à l’extérieur de nous-mêmes, nous destine à une quête sans cesse renouvelée. Il lui suffit souvent de peu pour en parler, comme ici, dans cette formule aussi simple qu’enchantée qu’elle invente dans les mots d’un oiseau :

«Vite, un arbre, pour me dire où je suis.»


On retrouve dans Les colibris à reculons plusieurs des principaux motifs présents dans son roman La mer et l’enfant


La question de la séparation première avec la mère (associée souvent à la perte du pays natal) traverse discrètement le texte, le travaille,  et surgit parfois au cœur même du poème. Un passage des Planches courbes d’Yves Bonnefoy, placé en exergue du recueil à la suite d’un vers d’Aaron Shabtaï, semble ramener toute perte à cette perte originelle.

« Qu’avais-je eu en effet, à recueillir
De l’évasive présence maternelle
Sinon le sentiment de l’exil et les larmes
Qui troubalient ce regard cherchant à voir
Dans les choses d’ici le lieu perdu ? »

Si la présence/absence de la mère figure une sorte d’annonciation des exils à venir, la dernière partie des Colibris, intitulée Le cri de naître, semble refermer au bord d’un cycle la ligne de fuite qu’esquissait le recueil. Dans l’un des derniers poèmes, et l’un des plus beaux du recueil, c’est cette fois la future mère qui parle à l’enfant qu’elle porte, lui annonçant la fuite présagée du temps ( «la vie brûle / aussi brève / que ton pied minuscule» ) et le gouffre au bord duquel ils se trouvent.

«En attendant
entre nous
il n’y a rien.

Nous sommes
sur le seuil
de notre séparation.»


Mais c’est aussi  l’écriture qui est constamment interrogée dans Les colibris à reculons, comme elle l’était dans le roman de Sabine Huynh  - qui tendait d’ailleurs souvent vers une forme d’expressivité poétique.  L’écriture apparaît à la fois comme travaillée de l’intérieur par la question de l’exil et comme ce qui pourrait y apporter une réponse. Il y a une sorte de tension entre ces deux termes possibles du travail poétique. Ecrire, c’est larguer les amarres, accepter d’entrer dans l’altérité de la langue, dans son étrangeté. C’est apprendre à parler une langue étrangère. Sabine Huynh reprend la formule de Linda Lê : «écrire c’est s’exiler». Les mots sont des «mots vagabonds» qui sèment « des cicatrices-ratures ». La poésie s’inscrirait au cœur même de l’exil, en bégayerait les pertes et les arrachements. Pourtant, elle semble agir aussi, dans un mouvement inverse, comme ce qui pourrait en panser les blessures. Elle se présente comme un effort continu «pour se débattre dans le ressac / un rivage en vue»


La narratrice de La mer et l’enfant  interrogeait l’écriture en ses termes : 

«L’écriture pourrait-elle constituer le seul lien avec soi-même, avec son vrai visage, avec la face cachée de celui-ci ?»

Envisagée comme le seul pont possible entre soi-même et soi-même, l’écriture pourrait constituer un dernier et fragile rempart contre la perte, la fuite et l’abandon. Cette possibilité, infime et incertaine, semble souvent interrogée dans Les colibris à reculons

Le dilemme pourrait donc s’énoncer ainsi : la poésie guérit-elle de quelque chose ou nous aide-t-elle seulement à voir/nommer ce qui ne guérit pas ?
 
C’est peut-être dans la manière même dont Sabine Huynh s’exile en poésie, que l’on trouvera l’esquisse d’une réponse. Car si, comme Guillevic, elle écrit «d’un pays où il fait noir», cette noirceur semble souvent retenue à l’état de brise dans le souffle de ses poèmes. Alors que dans La mer et l’enfant, l’égarement de la narratrice s’incarnait dans le flot d’une prose souvent tumultueuse, on trouve ici, dans la forme même du poème, dans ses blancs, ses tonalités, la concision de ses vers, une sorte de politesse de la douleur.  

Sabine Huynh atteint plus d’une fois cette sérénité résiduelle de qui a tout perdu, ce fragile point d’équilibre où soudain, pour emprunter à Yves Bonnefoy un autre vers des Planches courbes :

«Ce qui n’a pas de paix est la paix encore»













Sabine Huynh, Les colibris à reculons. Craies noires de Christine Delbecq. Voix d'Encre. 2013.


Images : 1) Photographie de Mickael Kenna : 3) Colibris