vendredi 10 janvier 2014

> Compagnie K - William March

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Il y a des billes shrapnell qui fendent des casques ; une vieille paysanne qui pleure toutes les larmes de son corps à cause de son seau, que deux soldats américains ont malencontreusement laissé tomber au fond du puits ; un grand blessé qui, de bonheur, lèche la main de l’infirmière qui vient de lui apprendre son amputation ; un  soldat qui se laisse submerger par une cécité atavique pour que «la guerre soit finie» ; un autre qui transperce à plusieurs reprises de sa baïonnette le gradé qui depuis des jours et des nuits l’empêchait de dormir ; un troisième qui, durant son quart, voit le Christ s’avancer vers lui pour lui demander ce qu’il doit faire.
Bienvenu dans Compagnie K, un roman polyphonique que William March a composé à partir de ses propres souvenirs de guerre (celle de quatorze) sur le front franco-allemand. Une mosaïque de récits, de paroles et de cauchemars publiée en 1933 aux Etats-Unis et dont la traduction française ne nous est parvenue qu'en 2013. Chaque fragment, présenté comme le témoignage de l’un des membres de cette compagnie, a la force d’une courte nouvelle. Et l’ensemble compose un tableau d’une sobre férocité.



Alors que nous nous apprêtons à commémorer le centenaire de la Grande Guerre, les éditions Gallmeister ont eu la bonne idée de nous donner enfin à lire en français ce texte remarquable, qui aurait mérité de figurer au rang des classiques du genre depuis une paire d’années déjà. L’originalité du roman de March tient à plusieurs motifs. Tout d’abord, on y retrouve un point de vue américain sur la guerre de quatorze, ce qui n’est déjà pas si fréquent que cela. Au final, bien sûr, ce ne sont jamais que des hommes pris dans la tourmente du front, ses absurdités, ses horreurs fracassantes et ses petites mesquineries. Mais l’on retrouve ici des hommes doublement perdus. Des «boys» venus de leurs bleds du Wisconsin, de l’Ohio ou d’Alabama pour en découdre dans les tranchées de la Marne ou du Nord de la France. Des soldats pour lesquels la corde ténue (et bientôt dissonante pour les Français eux-mêmes) de l’engagement patriotique ne laissait d’entrée de jeu résonner qu’une musique étrange et curieuse. On les voit perdus loin de chez eux, au milieu de ces «mangeurs de grenouille» qui parfois les aiment, parfois les regardent d’un sale œil et que bien souvent ils ne comprennent pas. Une guerre lointaine pour beaucoup. Mais ce qui rend ce texte si touchant, c’est aussi sa façon de rendre compte tout autant d’événements funestes et spectaculaires que des mille petits riens dont la guerre est également faite. L’horreur comme la tendresse résiduelle qui allège parfois les situations les plus sombres se jouent à différents niveaux et William March le sait bien. A côté de la mort, de la souffrance, de la solidarité et du sacrifice, il existe aussi des mots qui ne payent pas de mine, des gestes, des sourires, des sales blagues et des petits coups tordus qui renforcent aussi bien les abominations de la guerre que ce qui, à l’inverse, permet parfois d’y survivre ou de provisoirement la supporter.
Et c’est pourquoi d’une page à l’autre, on ne sait jamais sur quel pied l'on va danser. Les lâches sont parfois héroïques et vice-versa : il y a des morts effroyables, des miraculés, des faims qui vous font perdre a tête et puis l’ennemi sur le compte duquel circulent des rumeurs effroyables, rumeurs qui permettent parfois d’oublier que celui-ci est avant tout mon semblable. Face au visage de l’adversaire, toutes les réactions sont possibles. On découvre un soldat qui s’est absurdement sacrifié au cours d’une attaque au gaz en se séparant de son masque pour le donner à un prisonnier. Alors qu’un autre, découvrant un jeune soldat allemand inoffensif,  blessé et frigorifié, le massacre à coups de crosse de fusil...
Quelques bulles de tendresse surnagent parfois à la surface de ce magma de sang, de chairs labourées et d’existences dévastées. Une grosse infirmière soulage un soldat en proie aux pires souffrances en déposant sur sa bouche un baiser digne de Saint-Julien l’Hospitalier et en plaisantant avec lui
« Je sais ce qu’il vous faut, tiens, elle a dit, c’est un petit coup d’eau-de-vie.
J’ai répondu que oui, j’étais bien d’accord.
Vous en avez déjà bu de l’eau-de-vie au moins ? elle m’a demandé, inquiète. Je ne voudrais pas être celle qui vous donne votre premier verre… »
Près de Pont-à-Mousson, deux bataillons ennemis se sont improvisés un long bivouac pacifique pour jouir de l’eau de la Moselle sur chacune de ses berges. Ailleurs, un soldat traverse la guerre grâce aux vers sublimes que l’un de ses compagnons de tranchée déclame sans cesse.
Mais pour le reste, la guerre est la guerre. On claque des dents de froid et de peur, on crève dans des trous d’obus ou on se fabrique des nuits blanches pour plus tard…
Un jour, apprend-on au détour d’une page, la guerre est finie. Mais pour William March ça continue, et on glisse dans l’après-guerre comme s’il fallait encore déglutir la même bouillie. Les gars rentrent dans leur Amérique profonde mais les sentiers de la gloire sont bien rocailleux. Les discours officiels et les postures lénifiantes masquent mal les vides, les blessures, les ventres à jamais noués. Les vies disloquées. Il y a les gueules cassées que les fiancées retrouvées ne parviennent plus à aimer, les nuits hantées de cadavres - comme ceux de ces vingt-deux prisonniers froidement exécutés dans une carrière et qui constitue un souvenir inexpugnable que l’on retrouve dans le récit des différents militaires qui «en étaient».
La plupart de ces histoires sont indépendantes et témoignent des multiples facettes d’une réalité profuse et monstrueuse.Mais certains de ces récits sont subtilement interconnectés (par leurs personnages ou leur propos) et l’on en déroule alors le fil comme l’on suivrait une gangrène qui gagne du terrain...
La guerre, quand on y est passé, ne finit pas – ne finira jamais.
William March a combattu en France dans les US Marines Corps entre 1917 et 1918. Il lui a fallu plus de dix ans pour accoucher de ce roman où mille voix nous atteignent comme autant d’éclats d’obus. Compagnie K est une fiction-témoignage d’une force comparable à celles de l’Adieu aux armes d’Hemingway ou de A l’Ouest rien de nouveau d’Erich Maria Remarque. Un livre qui ne laissera aucun lecteur indemne.















William March, Compagnie K. Editions Gallmeister. 2013. Traduit de l'américain par Stéphanie Levet.


Images : 1) Otto Dix  / 3) A. Y. Jackson


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