vendredi 27 décembre 2013

> Violette Leduc : premier amour

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Relire Thérèse et Isabelle, de Violette Leduc (dont on pourra toutefois déplorer la photo prout-prout qui lui sert de couverture dans l'une des dernières éditions Folio), réserve une belle surprise. On découvre que ce texte n’a rien perdu de sa beauté incandescente, de son lyrisme vertical, de sa radicalité. Peut-être le présente-t-on trop exclusivement, surtout depuis la sortie du film de Martin Provost, comme un texte qui résonne avant tout par la dimension transgressive qui fut la sienne dans le contexte historique de sa parution. Un brûlot érotique qui plongeait le lecteur sans bouée de sauvetage dans les vertiges d’une passion sexuelle entre deux collégiennes. On retient l’homosexualité, la description – d’une précision alors inédite - du plaisir physique, la jeunesse des protagonistes... L’intérêt de ce court roman aurait pu se limiter au témoignage d’une audace littéraire légèrement défraîchie par la force du temps et l’évolution des mœurs. Il n’en est rien. Si témoignage il y a, il porte sur quelque chose de plus intemporel – sur cette forme d’abandon absolu auquel peuvent conduire quelques accidents essentiels de l’existence. Au rang de ceux-ci figure l’éveil aux sens, incarné ici sans aucune forme de mièvrerie comme une promesse tout à la fois d’ouverture et de réclusion – une expérience capable de refouler soudain tout ce que la vie peut offrir d’autre à vivre dans la plus terne des arrière-cours. Et dans ce texte,  qui demeure peut-être l’un de ses plus beaux, l’écriture de Violette Leduc, d’une simplicité et d’une poésie saisissantes, n’a pas pris une ride.
 

 
On est quelque part dans la France des années vingt. Une pension de jeunes filles, des surveillantes, une ambiance de vieille école qui sent le bois, de cloches qui tintent dans des cours froides, un dortoir. Isabelle a dix-huit ans et Thérèse, la narratrice de ce récit, en a dix-sept. On n’en sait guère plus, si ce n’est que Thérèse, contrairement aux autres élèves de ce pensionnat, ne se trouve ici qu’à l’essai… Il s’agit d’une tentative de séparation que sa mère n’est pas certaine de pouvoir supporter. Une mère possessive, exclusive (celle que l’on retrouve aussi dans la Bâtarde), qui ne peut pas vivre sans sa fille et pourrait à tout moment la reprendre. Une voie de sortie possible pour Thérèse, qui vit d’abord sa présence au pensionnat comme une parenthèse, un exil en suspens…
Mais le récit bascule très vite dans un autre temps, celui des étreintes, un temps resserré sur cette autre dimension dans laquelle Thérèse se trouve entraînée par Isabelle.
« elle me sortait d’un monde où je n’avais pas vécu pour me lancer dans un monde où je ne vivais pas encore »
On pourrait parler d’initiation amoureuse puisque c’est d’abord Isabelle qui mène la danse des baisers et des caresses, mais l’initiatrice se voit elle-même emportée dans un tourbillon que plus aucune des deux jeunes filles ne se trouve en mesure d’enrayer. Tout va vite, très vite et ce désir d’engloutir l’autre, d’entrer – littéralement – dans son cœur, distille soudain une brume épaisse à la surface du monde. Le désir efface tout ce qui n’est pas lui.
«Nous nous étions dépouillées de notre famille, du monde, du temps, de la clarté.»
Le temps est rejeté hors du temps et le pensionnat, le découpage méticuleux du déroulement des journées, les repas, les cours, les autres… perdent soudain toute consistance pour se transformer en simples obstacles ou opportunités pour des retrouvailles que les jeunes amantes ne supportent plus d’interrompre, ne fût-ce qu’un instant.
«L’amour est une invention épuisante».
Et c’est cet épuisement que le roman de Violette Leduc tente de nous rendre palpable. Epuisement dans la ferveur sensuelle, bien sûr, à laquelle l’auteure consacre des pages d’un enchantement glacé, martelées de mots exacts, définitifs, où aucune métaphore n’est gratuite et où chaque image pèse plus lourd que la réalité elle-même.
Mais c’est aussi l’épuisement que génère tout ce qu’il faut déjouer, qui rythme le récit. Vivre leur désir d’affamées revient, pour Thérèse et Isabelle, à tricher avec le monde, à sauter des repas pour rendre du temps à l’amour, à récupérer chaque moment de répit, pause, récréation, à brûler toutes leurs nuits loin du sommeil. Elles improvisent des mensonges, vivent dans le risque perpétuel d’être surprises, séparées, punies et se consument dans une impatience toujours plus astringente.
L’urgence qui les étreint relève d’une expérience tragique car elle est asymptotique. Leur faim est condamnée à ne jamais connaître de paix que provisoire. Thérèse et Isabelle ne veulent pas du temps, elles voudraient tout le temps, elles voudraient résorber le temps en une éternité de dortoir, une nuit sans fin, une fusion impossible. Et le lecteur est lui aussi pris dans les rets d’une double temporalité. Celle du manque, des courses contre la montre, des faux passages à l’infirmerie, de ces mauvaises heures à tuer, tromper ou broyer. Et le temps intérieur des corps qui se retrouvent, temps hors du temps à la fois aigre et doux, amour d’alcool fort, portant toujours au cœur même de ce qui en fait le miel la blessure de sa propre fin.
On ne sait pas au final, ce qui demeure si poignant dans le récit de Violette Leduc. Peut-être cette écriture à la fois soyeuse et écorchée, ce lyrisme sans affèterie, asséné d’un trait. Peut-être cette absence de distance qui nous est ici imposée. Il n’y a aucune trace de nostalgie, aucune légèreté ni condescendance avec cette « première fois ». Ce qui nous est livré reste d’une gravité intacte.
« Nous étions les premiers et les derniers amants comme nous sommes les premiers et les derniers mortels en découvrant la mort. »
La fin agit aussi comme un violent précipitateur. Elle est fulgurante et rejette soudain sans commentaire l’éternité dans une page du passé. La contingence reprend ses droits et l’on ne saura rien de ce qu’aura pu engendrer cette séparation, de douleur et d’oubli. La fin de Thérèse et Isabelle produit l'effet d'une ellipse.
«J’aimais Isabelle sans gestes, sans élans : je lui offrais ma vie sans un signe.
Isabelle se dressa, elle me prit dans ses bras :
-          Tu viendras tous les soirs ?
-          Tous les soirs.
-          Nous ne nous quitterons pas ?
-          Nous ne nous quitterons pas.
Ma mère me reprit.
Je ne revis jamais Isabelle.»

Ecrit à cinquante ans de nous, ce texte a conservé toute sa beauté âpre et lumineuse.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Violette Leduc, Thérèse et Isabelle. Gallimard. 1966.
 
 

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