mardi 24 décembre 2013

> Chanter populaire

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Nous avions signalé ici la parution de leur premier opus, qui, pour peu épais qu’il fût, concentrait néanmoins quelques petites merveilles. Le principe général du Très précis de conjugaisons ordinaires est simple mais allie avec bonheur la plus poétique loufoquerie à la plus grande rigueur. A partir d’un thème donné, on choisit un certain nombre de « locutions usuelles  contenant un verbe » ou « une forme assimilable à une déclinaison verbale ». Et après ? Eh bien on se concentre sur ce nœud verbal et l’on fait ce que tout verbe permet a minima que l’on fasse de lui : on le conjugue. A tous les temps, tous les modes, toutes les personnes.
 
Le premier volume du Très précis de conjugaisons ordinaires de Guillaume Rannou et David Poullard naviguait dans le champ sémantico-verbal du monde du travail. Ils  récidivent cette fois en s’emparant de la Chanson populaire. Ce ne sont pas moins de trente titres de chansons qui sont ainsi peignés dans le sens du verbe, avec une systématicité désarmante. La gamme est large et autorise la discrète  gaudriole tout comme l’hommage pudiquement ému. On y retrouvera aussi bien Tata Yoyo et Ne me quitte pas que Sex Machine, Be bop a lulla, Si tu vas à Rio ou La nuit je mens. C’est drôle, délicieusement obsessionnel, profondément inutile (1). Et tout comme son grand frère, ce second Bescherelle aux accents oulipiens sera source chez le lecteur addict au goût des mots d’une mystérieuse et tenace bonne humeur.
 

Peut-être Guillaume Rannou et David Poullard seront-ils un jour (qu’on leur souhaite lointain) panthéonisés pour avoir inventé « le comique de conjugaison ». Et s’il s’agit là d’une sous-catégorie du « comique de mots », elle pourrait bien, à force de persévérance, finir par conquérir une sorte d’autonomie radieuse par rapport à la maison-mère.
Ce qui est somme toute irrésistible dans ces conjugaisons, c’est finalement ce qui pourrait d’abord rebuter : leur systématicité. Une fois inventé/isolé le paradigme verbal du titre de la chanson, on pousse le geste jusqu’au bout. Les auteurs n’épargnent ni leurs efforts, ni leurs lecteurs. L’entrée se fait toujours par le noyau retenu, le titre de la chanson ne surgissant (en couleur de caractère rouge, selon une convention déjà mise en œuvre dans le premier livret) qu’à la place qui lui revient. Ainsi dans Tater Yoyo, il faudra attendre la troisième personne du singulier du passé simple (Il, elle, on, ça tata Yoyo) pour revoir étinceler devant nous une joviale chanteuse belge. Même chose, on le notera, pour Be-bop-a-luler… (la chanteuse belge en moins). Le Porcherie de Bérurier Noir réabsorbé en infinitif Porcherire, ne réapparaît donc qu’à l’occasion du subjonctif présent (Qu’il, qu’elle, qu’on, que ça porcherie).
Pour le reste, rien. Il suffit de se laisser porter. Le déclic se produit parfois à partir de quelques heureuses désinences, qui réentendues au son de la chanson ainsi décalée, ne manquent pas de surprendre ou de crépiter. Si l’on voit bien tout ce qui peut nous attendre dans la suite de Sex machiner ou de Tater Yoyo, ça se joue parfois ailleurs. Notamment dans le cortège qu’embarque à sa suite le verbe à proprement parler. Si Ne me quitte pas ou Je suis venu te dire que je m’en vais parlent à tous les cœurs et à toutes les oreilles, les déclinaisons de Ne pas me quitter ou Venir te dire que je m’en vais produiront de joyeuses protubérances, perturbantes pour le sens. Nous ne m’aurons pas quitté(e) ou Tu viendras te dire que je m’en vais nimberont immanquablement d’un velouté complexe et raffiné le topos de la rupture amoureuse…
Que dire, ailleurs, de Je me serai senti(e) que c’est toi ou de Je me fusse fait mal Johnny, Johnny… En ce qui me concerne c’est l’adjectif « réjouissant » qui me vient à l’esprit, mais, je vous l’accorde, tous les goûts sont dans la nature. Et l’on pourra sans rougir se laisser porter par d’autres refrains. D’ailleurs je ne crache pas non plus sur certains mets plus familiaux, voir légèrement trop épicés tel ce roboratif présent du subjonctif (première personne du pluriel) :
«Chauffeurs, que si nous soyons champions»
Il y en aura pour toutes les bouches et pour tous les souvenirs musicaux. De Rock lobster à Alexandrie alexander, de Helter skelter à Heeey, macarener.
C’est parfois joliment tiré par les cheveux (mais toujours, une fois posé le syntagme de départ, scrupuleusement conjugué), et parfois d’une belle simplicité, comme cette aérienne et néanmoins révolutionnaire déclinaison de Ah, aller, aller, aller (le très logique passage à l’infinitif de notre Ah, ça ira, ça ira, ça ira national.)
M’approchant tranquillement mais sûrement de cette phase de l’existence où l’on « en a » tout de même un peu plus derrière que devant, j’avoue éprouver  une tendresse particulière pour le magnifique slogan piafien conjugué à toutes les sauces :
« Non, ne rien regretter »
Alors bien sûr, il y a un risque. Celui de se prendre au jeu et de prolonger le livret en jetant ses propres chansons sur la table à conjuguer. Si vous croyez demain entendre votre voisin de métro balbutier «Que je suis triste Venise, que tu es triste Venise…», peut-être n’aurez-vous pas rêvé.
Nous attendons donc la suite, promise à d’autres horizons conjuguants…
Le Temps, l’Animal, la Migration, la Gastronomie, le Nom propre, le Sexe, le Végétal.
Et nous ne manquerons pas de vous tenir au courant.
D’ici là, Joyeuses Pâques à tous...
 ***
(1) En parlant ici d’inutilité, j’agis à des fins polémiques et espère donner aux pédagogues inspirés motif à s’insurger. Car je ne doute pas qu’ils se sont déjà saisis de la formule pour réveiller les papilles verbatives de celles de leurs brebis que le plus vieil exercice de français de l’histoire de l’Ecole aurait commencé à assoupir dangereusement.
 
 
 
 
 
 
 
 
David Poullard, Guillaume Rannou, Très Précis de conjugaisons ordinaires (N°2) - La chanson populaire. Le Monte-en-l'air / BBB centre d'art. 2013.
 
Images : 1) Piaf / 3) Librairie le Monte-en-l'air.

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