jeudi 11 juillet 2013

> Journal en vrac

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Il y a des livres qui certains jours tombent à pic. Essayez le dernier opus de Gilles Ortlieb un dimanche de juillet, alors qu’il fait un peu trop chaud et que Paris a bouté au loin ses premiers estivants. On s’ennuie vaguement – mais pas trop tout de même, et l’on se sent enclin à une légère considération pour tous ces détails de la vie et du décor qui demeurent habituellement voués à la plus plate indifférence. Chez Ortlieb, justement, la « légère considération » est persistante. Elle est une façon de regarder, d’écrire, et, on le suppose volontiers, de vivre. Ortlieb compose des livres que les libraires ne savent souvent pas très bien où poser, entre leurs rayons littérature, littérature de voyage et poésie…


Dans Vraquier Gilles Ortlieb recycle une série de notes, d’impressions de voyage, de souvenirs et de méditations traversières. On a l’impression, comme souvent chez lui, d’un journal qui se serait délesté de ses repères temporels et dont ne subsisterait plus que quelques bribes aussi précieuses que contingentes. C’est là sa manière de poète rapporteur du négligé, d’observateur précis et mélancolique qui ne s’interdit pas pour autant d’être drôle. Qu’il se trouve dans la cage d’ascenseur d’un bâtiment de l’Union européenne, devant l’Acropole, dans une rue de Luanda ou sur le quai d’une gare désaffectée de Lorraine, il confirme ici encore son talent rare et libre de tout cabotinage stylistique (malgré le grand soin qu’il porte à l’écriture), à restituer l’épaisseur de tout ce qui aurait dû demeurer volatil.




Le vraquier est le nom donné à des navires de charge destinés au transport de marchandises en vrac, c’est-à-dire que l’on n’a pas fait l’effort d’emballer ou d’arrimer. Le dernier carnet de Gilles Ortlieb serait donc un peu de cette trempe-là. Quelques clichés photographiques accompagnent parfois ses textes ou leur servent plutôt de support. Des photos «pauvres» qui désignent souvent un étonnement en marge du vide, de l’absence et que l’écriture vient interroger à nouveau, comme en quête d’un souvenir dans le souvenir : un banc vide devant les arceaux métalliques d’un pont qui porterait encore la trace discrète des chaleurs de l’été 2006. Deux photos qui témoignent de l’histoire d’une flaque «dans un village perdu de la Courlande lettone». Une petite mare qui s’achemine tranquillement vers sa modeste disparition et qui invite Ortlieb à convoquer Nerval, auteur supposé du conte l’Auberge de Vitré dont l’atmosphère «recouperait assez fidèlement l’état d’esprit des journées passées là-bas». Une bâtisse un peu triste et pompeuse sur une place de Luxembourg, la photographie floue d’une cage d’ascenseur sous sa douche de néon, celle, ancienne et trouvée on ne sait où, d’une vieille malle fermée dans une mansarde à lucarne. Peu de choses, qui éveillent pourtant ou ravivent l’intérêt de l’écrivain musardeur, comme autant de prétextes à penser le détail, le ressentir, le laisser s’épancher.

L’attachement au détail ne vire pourtant jamais, chez Ortlieb, à la quête obsessionnelle. Certes, l’écriture traque, creuse, s’enfonce dans la chair soudain pleine de sens des petits riens ou des paysages sans relief. Mais elle est aussi capable de respiration, de relâchement. On a l’impression d’un équilibre toujours heureux entre légèreté et profondeur. Parfois, on retrouve en l’état (croirait-on) des notes prises à la volée, simples descriptions saisies sur le vif :

«Un peu plus loin, sur le quai de la Mégisserie aux cages bruissantes de cris d’animaux (qui avaient fourni à Armen Lubin la matière d’un poème), une verrue géante sur le tronc de l’avant-dernier marronnier, juste avant la Samaritaine.»

A d’autres moments, l’observation ouvre des vannes, se distend, l’écriture accepte de s’égarer. Une image en appelle une autre, un chemin rappelle celui qui l’a précédé, ou un livre surgit au détour d’une rue.

Il n’y a décidément rien de systématique dans cette manière de journal, si ce n’est peut-être l’effort tempéré de rendre justice et justesse à ce que l’écriture peut encore faire dégorger au réel, à ce qui nous est donné à voir ou à vivre. Et c’est bien dans le vrac des jours que le livre fait son chemin. Il y a bien, dans Vraquier, quelque chose d’un «journal extime» un peu au sens où l’entendait Michel Tournier : une sorte d’intimité tourné vers l’extérieur où le « je » ne transparaît qu’à travers le léger filtre d’un regard posé sur le monde. Mais le monde est bien là et il est ce qui prime. Et toute sa modestie reste à déchiffrer. Ainsi va le monde, par exemple, derrière la vitre du train qui conduit l’auteur (en un déplacement dont il garde sans doute pour lui les douceurs oulipiennes) de Morhange à Morenges.

«Mi-août, c’est l’époque de l’année où les rouleaux de foin commencent à s’affaisser sous l’effet combiné de leur pesanteur et des semaines écoulées, pouvant laisser croire à leur enfoncement dans un sol manquant décidément de rigidité. Pour le reste, des hangars, des silos, des pylônes trapus pour ne pas dire patauds, des clochers en forme de talon aiguille, la perfection géométrique des champs de maïs immobilisés sous leur friselis brunâtre et l’allure toujours un peu désolée des tournesols penchés sur leurs tiges, des châteaux d’eau et des fermes en état de marche, bref le tout-venant des campagnes intermédiaires, et qui rassure.»

On voyage chez Ortlieb : il y a la Grèce (si chère au traducteur à qui l'on doit d'avoir lu en français Mihaïl Mitsakis ou Thanassis Valtinos), le Portugal, l’Angola. Mais l’on va souvent moins loin. Pas plus loin, même, que le Luxembourg, ce territoire d’exil en demi-teinte où l'auteur a pris pied sans jamais prendre racine, pour des raisons d’activité alimentaire. Il y a certes plus exotique et plus radical comme forme d’acculturation pour un écrivain français, mais peut-être y a-t-il eu justement là le décalage qui convenait à Ortlieb : de quoi, à peine, ne pas se sentir chez soi, dans ce non-lieu flottant entre quelques frontières – et offrant comme exercice premier l’apprivoisement du plus banal et du moins spectaculaire. Et c’est vers ces franges-là du réel que son regard le ramène immanquablement, même lorsque l’éloignement pourrait être l’occasion de saisir des panoramas plus grandiloquents ou de scènes plus déroutantes.

L’humour affleure parfois, sans qu’il y ait besoin d’aller le chercher bien loin. C’est cette femme qui dans le train lui fait «pour ainsi dire» du pied avec sa béquille. 
C’est une précision pédagogique relevée sur panneau au bord d’un lac :

«L’odorat des poissons est très développé et surpasse d’ailleurs chez de nombreuses espèces celui du chien. Ainsi, la quantité d’un dé à coudre d’huile de rose diluée dans la quantité d’eau du lac de Constance peut-elle être détectée par un vairon…»

C’est parfois plus grinçant - mais là encore seule parle la réalité, tels ces courriers où il n’est question que de printemps et de joie de vivre déposées dans la boîte à lettres de l’auteur par les émissaires de l’A.P.B.P (l’association des artistes peignant avec la bouche et les pieds).

Il y a aussi dans ces observations, une sorte de sociologie incidente, collatérale qui se construit par petites touches, un peu comme dans les pérégrinations françaises de Jacques Lacarrière (cet autre amoureux «non académique» de la Grèce). On croise notamment des friches, des gares abandonnées, des lieux désertés qui sont autant de traces de la désindustrialisation des villes et villages de l’Est et du Nord de la France –  des espaces que Gilles Ortlieb avait déjà explorés à plusieurs reprises (et de manière plus systématique dans Tombeaudes Anges).

Quelques évocations et souvenirs plus directement personnels se glissent parcimonieusement dans ce «journal du dehors» : les dernières volontés d’un ami proche, l’agonie du père, les effluves d’un moment de solitude, le tout comme embarqué dans le flux d’une attention au monde.

La présence des livres et de la littérature est également prégnante dans Vraquier. Pourtant Gilles Ortlieb ne glose pas, c’est une présence amie qu’il évoque, un compagnonnage. Quelques notes, quelques coups de cœur, une phrase ou un mot qui lui reviennent («"Ombre ocellée", belle expression relevée dans un des poèmes de jeunesse du poète raté que fut William Faulkner».) et à un seul moment du journal, une liste un peu plus exhaustive de ses dernières lectures. Un vraquier dans le vraquier, pourrait-on dire, à bord du quel Hans Ulrich Treichel, André Blanchard et Blaise Cendrars côtoient Pierre Pachet, Helberto Helder ou Jacques Reda. Une famille, en somme, plus qu’une bibliothèque, qui nous rappelle que Gilles Ortlieb est aussi un lecteur sensible. On pourra pour s’en convaincre lire ou relire Des orphelins ou bien ses Sept petites études parues en 2002 et dans lesquelles il se penchait fraternellement sur des auteurs comme Emmanuel Bove, Jean Forton et Henri Thomas.

Mais au final, c’est peut-être la formule de Wilhem Genazino épinglée par Ortlieb qui exprime le mieux l’esprit de ce journal en vrac et nous en laisse entrevoir la corde de basse :

«Je m’étonne, dis-je, que ma mélancolie et le reste du monde aillent si bien ensemble.»











Gilles Ortlieb, Vraquier. Finitude. 2013. 

Images : photos 1 et 3, source : La vie en gris.



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