mercredi 3 avril 2013

> Entretien avec Antoine Piazza

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Antoine Piazza, auteur exigeant et relativement discret, a publié six livres en quatorze ans, tous aux Editons du Rouergue. Cette maison d’édition a su croire en lui en 1999 en publiant son premier texte Roman fleuve, refusé par plusieurs autres éditeurs. Un texte qui obtint une audience importante l’année de sa parution. Nous avons eu l’occasion de chroniquer ici ses deux derniers récits, de facture moins romanesque, Un voyage au Japon et Le chiffre des sœurs. Mais c’est de son premier roman que l’écrivain vient de s’emparer à nouveau. Alors qu’il s’apprêtait à apporter quelques correctifs pour une édition de poche, Antoine Piazza s’est immergé dans l’œuvre première dont il s’était détourné depuis et l’a presque totalement réécrit. C’est donc en quelque sorte un autre Roman fleuve qui vient de paraître (*).

Le sujet du roman conserve toutefois son fil rouge initial, qui repose sur une idée forte, vertigineuse et qui en fait toute l’originalité : le président autoritaire d’une France en guerre contre tous (parce que soustraite à la «Confédération des Etats européens») décide de sauver son peuple des invasions et de la défaite qu’il s’apprête à subir... Rien moins qu'en le propulsant, par décret, dans le monde de la fiction littéraire. Chaque citoyen français passera de l’autre côté du miroir, sous l’identité d’un personnage de fiction puisé dans l’immense patrimoine littéraire du pays, réuni à cet effet dans une sorte de bibliothèque-bunker. Cette histoire nous est racontée du point de vue de l’un de ses protagonistes, Jean-Pascal Viennet, un jeune homme d’une mémoire et d’une érudition littéraires hors normes. Ce qui lui vaut d’être préempté pour accompagner les premiers «colons» au seuil de leur transfert vers cet univers hors de portée de l’ennemi. Mais les aléas, les doutes, les interrogations et les rebondissements ne manquent pas…

Antoine Piazza a gentiment accepté de répondre à quelques-unes de nos questions sur Roman fleuve pour la Marche aux Pages.




Fiolof
Le Roman fleuve, qui vient de (re)paraître aux Editions du Rouergue quatorze ans après la publication de ce qui fut votre premier roman, a été presque totalement réécrit. On se trouve un peu comme devant l’énigme que soulève la parabole du bateau de Thésée : toutes les planches du navire ayant été changées s’agit-il encore du même navire ou bien d’un autre ? Bref, qu’est-ce qui vous a poussé à le modifier à ce point tout en restant néanmoins «dans» ce roman ?


Antoine Piazza
Roman fleuve dans sa mouture de 2013 annule les publications de 1999 (la brune, Rouergue) et de 2001 (Folio). Bien que, dans un premier tiers, le roman colle encore un peu à la version d’origine, il s’agit d’un autre livre. Le titre est inchangé et la problématique est la même : faire basculer dans le monde de la fiction un pays menacé de destruction. Mais des personnages ont disparu et d’autres s’étoffent. Confronté à des protagonistes de haut rang, le narrateur a noué les liens qui établissent sérieusement les enjeux du livre et le sort qui lui est réservé à la fin du livre est conforme avec le personnage de premier plan qu’il est devenu. Son père prend corps dans une intrigue secondaire qui se dénoue dans les derniers chapitres. Il y a quantité d’éléments nouveaux qu’il serait fastidieux d’énumérer.


Fiolof
Les transformations que vous avez apportées sont nombreuses : forme, personnages, fin du roman, ajout d’annexes qui en prolongent la lecture et peuvent même encore l’infléchir. Il y a néanmoins une voie qui pouvait s’offrir à vous et dont vous vous êtes détourné : celle qui aurait consisté à moderniser le cadre du roman en introduisant des éléments liés à tout ce que les nouvelles technologies ont apporté de nouveau depuis la fin des années 90 en matière d’archivage, d’indexation, de constitution de bases de données littéraires. Cette problématique, qui est au cœur de votre roman à travers la volonté démesurée (impossible ?) du président de circonscrire l’intégralité d’une littérature nationale, aurait pu trouver-là certaines pistes. Même chose pour ce passage dans le monde de la fiction, auquel la prégnance accrue des «mondes virtuels» via Internet et les nouvelles formes de communication, aurait pu donner une coloration encore différente. L’idée vous a-t-elle traversé l’esprit ? S’agit-il d’un désintérêt ? D’un choix esthétique ?


Antoine Piazza
Vous évoquez Internet et les nouvelles formes de communication. Quelles certitudes peut-on avoir sur leur devenir ? Les professionnels de l’édition et de la librairie ne savent pas eux-mêmes ce que sera le livre dans cinq ans alors que le livre est un support vieux de plusieurs siècles ! Dans Roman fleuve, il y a un parti pris d’indifférence à l’égard des nouvelles technologies. Celles-ci sont présentes dans le livre, indiscutablement, mais les imprimantes qui produisent le décret à raison de soixante-cinq millions d’exemplaires – un par citoyen français –, dans un vacarme lancinant d’atelier de tissage, sont de vieilles « machines à marteaux » datant des années quatre-vingt…



FiolofIl y a un cadre romanesque et esthétique très fort dans Roman fleuve, et c’est l’un des aspects que je trouve personnellement très touchant dans votre livre : si l’idée qui est au cœur de l’histoire (l’évaporation d’un peuple dans le monde de la fiction) appelle un certain vertige borgésien, on est loin de l’univers éthéré et hors du temps de la bibliothèque de Babel : on est immergé dans une campagne française en guerre, sur fond de boue, de pluie. Il y a une atmosphère très réaliste, dans les ambiances, les noms de lieux, le choix des patronymes. Réaliste et presque anachronique : cette guerre n’a rien d’une guerre du futur et l’on a presque au contraire l’impression d’évoluer dans un décor de Première ou de Seconde guerre mondiale. Pourquoi ce choix, qui introduit une sorte de décalage entre le propos et le cadre romanesque dans lequel il prend chair ?


Antoine Piazza
On se heurte en effet aux intempéries, aux mesquineries, à une quantité de vicissitudes qui remplissent les romans plus conventionnels. Et puis il y a cette logique de conflit militaire sans aucune arme qui pointe, tout au plus quelques avions de reconnaissance. On comprend que le sang ne sera pas versé et, pourtant, l’histoire est ancrée dans l’Histoire. En réponse à un effroyable XXe siècle, le XXIe s’ouvre sur le refus des utopies. Fuir devient une possibilité, voire une nécessité. Que le livre finisse sur le mot «refuge» n’est pas innocent…


FiolofOn dit beaucoup qu’il y a une forme d’hommage à la littérature dans Roman fleuve. Certes, le narrateur (dont on suppose volontiers que vous lui avez prêté un peu de vous-même…) est un amoureux inconditionnel des livres. Pourtant, il y a quelque chose d’assez sombre, pessimiste et même tyrannique dans ce passage programmé (et imposé au peuple) dans l’univers de la fiction. On est presque dans un monde orwellien inversé… On pourrait même en retirer une vision aliénante et déshumanisante du patrimoine littéraire. Qu’en est-il ?


Antoine Piazza
Il s’agit en fait moins d’un hommage que d’une mise en abyme qui conduit le lecteur en marge d’une narration traditionnelle, dans un univers sans fond, à l’image de ce gouffre terrifiant et glacial, à la fin du roman, où seront précipités des personnages aussi différents que l’inquiétant Klincksieck ou le plus conventionnel Martial. Le président Collet-Personnaz, qui pour son grand projet, reprend les thèses et les travaux de l’écrivain Kleber-Gaydier, est considéré par le narrateur comme le plus grand visionnaire de l’Histoire «puisqu’il a su regarder plus loin que les autres». Sa tyrannie est-elle tempérée par le fait qu’il répugne à verser le sang… ? Ou alors est-elle tout aussi insoutenable parce que, à défaut de s’appuyer sur la violence, elle se greffe en parasite sur ce que l’homme a produit de meilleur : la littérature ?


FiolofUne attention forte est portée sur les personnages secondaires. De nombreux «colons» endossent dans le monde de la fiction, l’identité de personnages fugaces ou subalternes. Et c’est presque plus sur eux que sur les grandes figures romanesques que l’on s’arrête dans votre roman (avec une mention spéciale pour le traitement émouvant que vous faites de «la première femme de chambre de la baronne de Putbus», l’un des personnages les plus ténus de la Recherche de Proust). Y a-t-il dans ces ombres passantes, ces personnages inachevés ou à peine esquissées, un autre lieu de la littérature ? Quelque chose qui, en tant qu’écrivain mais aussi lecteur, vous intéresse, vous interroge ?


Antoine Piazza
Dans le film Vénus beauté, Nathalie Baye rend visite à ses tantes à Limoges. Aussitôt, celles-ci se renseignent sur les vedettes, les «people» qu’elle ne manque pas de rencontrer tous les jours, à Paris. Mais tout au plus apprennent-elles que leur nièce a croisé une fois Georges Descrières dans la rue… Le territoire de la fiction est un peu à l’image de Paris. Il faut penser avant tout qu’il y a beaucoup de monde… Pour ce qui est de «la première femme de chambre de la baronne de Putbus», tenons compte du fait que Roman fleuve est un roman d’éducation. Le narrateur y fait une quantité d’apprentissages qui le construisent en tant qu’homme et il fera inévitablement celui de l’amour. Ce personnage ténu de la Recherche, est un des derniers parmi les soixante «colons» à quitter le camp où se trouve le narrateur. En révélant la volupté à celui-ci, la jeune femme va se révéler elle-même… et l’histoire peut continuer.


FiolofOn ne sait jamais rien de la façon dont s’opèrera ce passage dans la fiction. Il fait l’objet d’un décret, il va se produire, mais aucun mode opératoire ne nous est livré. Ce silence fait aussi l’une des grandes forces du roman. Pourquoi et comment vous est venu ce choix ? Est-ce parce qu’il vous aurait conduit à entrer pleinement dans l’univers de la Science-Fiction, genre avec lequel vous flirtez sans vraiment l’investir ?


Antoine Piazza
La clé se trouve dans l’entretien avec Goebbels et dans l’épisode qui suit, celui du train traversant les monts Métallifères. Là, on devine qu’il y a un antécédent, à savoir que les plus hauts dignitaires du IIIe Reich auraient échappé aux bombardements, au suicide ou à la justice des hommes en passant dans le monde de la littérature allemande. Pour ce faire, ils ont employé l’écrivain Kleber-Gaydier qui, par le biais du Verbe fondateur, se fait fort de tenter l’expérience. Toutes les conditions requises sont là, est-il expliqué dans le livre, à commencer par le chaos qui menace l’Allemagne. Il s’agissait encore, que ce soit pour les Allemands, ou pour les Français une soixantaine d’années plus tard, de rendre crédible le transfert d’une population dans le monde hypothétique qui se doit de l’accueillir. Dans le film Retour vers le futur, c’est un bricoleur et sa voiture qui se chargent d’opérer le «passage» ; dans un autre film, les Visiteurs, plus classiquement, c’est un mage avec potions et formules. Ce sont des artifices, mais ils fonctionnent. Pour ce qui est du transfert dans le monde de la fiction, c’est le Décret, gravé dans un mur du bunker, en 1945, ou imprimé soixante millions de fois par une batterie d’imprimantes, qui, sur la base de travaux préliminaires et motivé par l’imminence du chaos, déclenche le processus. Cela donne une idée du pouvoir des tyrans. La fuite est rendue possible par une simple signature au bas d’un texte… Le problème, c’est que les bricoleurs, les mages qui opèrent un passage dans l’avenir ou le passé, n’ont pas de gros problèmes avec leur conscience. En revanche, je n’aimerais pas être Kleber-Gaydier…


FiolofDe la même manière, le lecteur ne passe jamais avec les «colons» de l’autre côté du miroir. Un mystère (parfois angoissant) demeure quant à ce que pourrait être la vie du citoyen « fictionnalisé ». Le récit agite plutôt des questionnements : les colons sont-ils réduits à n’être que des marionnettes, des zombies hagards ? Sont-ils encore dotés d’une vie intérieure, d’une conscience de leur existence passée, d’une marge de manœuvre ? Faut-il voir, dans ce savoir impossible, une forme d’interrogation sur l’acte de lecture ? L’idée que le passage nous est toujours refusé et que lire ne revient jamais qu’à se lire soi-même dans les personnages que l’on croise ?


Antoine Piazza
Qui sait si notre actuel président, soucieux de soustraire le pays aux rigueurs d’une longue crise économique, ne va pas s’inspirer de ce livre ? Dans ce cas, nous serons tous dans le bain, il n’y aura plus de mystère à élucider… Nous n’aurons plus qu’à regarder autour de nous…


FiolofVotre roman se prolonge par une série de fiches techniques et de documents annexes. Ils nous invitent à construire une autre fin après la fin, mais introduisent aussi une forme d’humour et d’autodérision. L’idée vous en est-elle venue dès le début de votre projet de réécriture ou une fois achevé le roman en tant que tel ? Que pouvez-vous nous en dire ?


Antoine Piazza
Ça, c’est le… quatrième tiers du livre ! Autrefois, avant de voir les images d’un film sur l’écran, on voyait des traits de lumière s’animer dans l’obscurité, sous le plafond de la salle de cinéma (je me réfère volontiers au cinéma car j’ai fait en sorte que Roman fleuve fourmille d’images). Aujourd’hui, les films, on les sort d’un boîtier pour les regarder dans son salon. On en fait l’usage que l’on veut… On peut choisir les différentes versions : Louis de Funès doublé en allemand, ce n’est pas rien… Et puis il y a les bonus : les scènes coupées, le bêtisier, le making-of… Quelque part, je rêve d’un livre en forme de DVD…


Fiolof
Si l’on excepte vos deux premiers romans (Roman fleuve et Mougaburu) les autres livres que vous avez publiés s’appuient plus volontiers sur un matériau autobiographique ou relevant de l’histoire familiale (le Chiffre des Sœurs). Cette nouvelle immersion dans le roman de fiction stricto-sensu a-t-elle rouvert des portes dans vos envies d’écriture ? Pourriez-vous envisager d’investir à nouveau ce champ-là ?


Antoine Piazza
Curieusement, je n’avais pas « envie » de récrire Roman fleuve. C’est la perspective d’un second passage en format de poche qui m’a poussé à donner à lire quelque chose d’achevé… Une sorte de contrainte. Mais la contrainte n’est pas un obstacle à la création, elle peut aussi agir comme un déclencheur, un moteur. L’ «envie» est arrivée, oui, mais après. Au moment de reprendre Roman fleuve, je me trouvais dans une logique de «matériau autobiographique» qui avait gouverné la rédaction des quatre livres précédents. Mais je suis incapable de dire ce qui dicte mes choix… Roman de fiction vs roman autobiographique ? Il s’agit de raconter une histoire, des histoires… de (re)créer un monde à soi, un monde hors de soi… Mais les frontières entre réalité et fiction ne sont-elles pas floues, si l’on en croit Roman fleuve… ?



(*) A lire aussi, l'article de Philippe-Jean Catinchi : Replonger dans "Roman fleuve" (Le Monde des Livres, 29 mars 2013)







Antoine Piazza, Roman fleuve. Editions du Rouergue. 2013.


Images : 1) Arcimboldo, Homme livre / 3) L'autre côté du miroir, dans Utopsie
     

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