jeudi 28 mars 2013

> Catherine Ysmal et le ravissement de la Vérité

.



















La force indiscutable qui se dégage du roman de Catherine Ysmal Irène, Nestor et la Vérité, récemment paru aux éditions Quidam, est à peu près proportionnelle à la difficulté que l’on éprouve à essayer d’en préciser les contours. Le cadre du roman subit une telle érosion interne, traverse de telles convulsions, que l’on se demande si le livre que l’on referme est celui que l’on a ouvert. Pourtant, la scène finale fait écho à celle des premières pages, ce qui devrait avoir de quoi nous rassurer. Mais il se trouve que c’est presque la fin qui annonce le début, dans une sorte de mouvement qui ne nous invite pas tant à «boucler la boucle» qu’à reprendre la lecture, à la poursuivre dans un mouvement circulaire où l’on pourrait bien perdre pied. Pas grave, car à ce stade on aura déjà perdu pied plus d’une fois.

Si cette présentation pourra sembler alambiquée, que le lecteur se rassure : le texte de Catherine Ysmal, lui, ne l’est pas. L’égarement qu’il met en scène n’est pas de complaisance et l’auteure ne joue pas avec nous au chat et à la souris. Elle prend acte, dans une langue à la fois brute et poétique, de quelque chose de plus grave et de plus profond que sa seule capacité à nous perdre pour le seul plaisir de nous perdre.

Ne se passe-t-il donc rien dans ce roman ? Son titre légèrement intrigant (qui sonne vaguement comme un conte de Rohmer ou une fable de La Fontaine) n’est-il pas la promesse d’une histoire ? La quatrième de couverture nous annonce qu’ Irène, Nestor et la Vérité est l’histoire d’«un amour qui finit mal». Et ce n’est pas faux. Pas plus qu’il ne serait faux de dire que Premier amour de Beckett est l’histoire d’un amour qui commence mal, ou le Ravissement de Lol V. Stein celle d’une femme qu’un abandon de jeunesse a rendue absente à elle-même. Ce n’est pas faux, mais ce n’est pas tout. Et l’on aura l’impression que le roman de Catherine Ysmal, lui aussi, nous entraîne bien plus loin et bien plus bas que l’histoire qu’il nous raconte.




Un couple se délite, donc. Ou plutôt s’est délité. Le roman s’ouvre sur le monologue intérieur d’Irène, la femme. C’est d’abord à l’intérieur de ce monologue que va s’inscrire, par vagues concentriques, le récit d’un «écroulement». Le sien et celui de son couple. Irène, nous l’apprendrons bientôt, s’est un jour murée dans le silence. Un silence venu de loin, au plus profond d’elle, mais peut-être pas seulement d’elle. Dans ses mots, son corps, son esprit, quelque chose s’est rompu qui était déjà défait. Et elle s’est retrouvée au bord d’une phrase impossible :

«Une phrase en suspens, entière mais malléable. Reformulation à l’infini, déplacement de mots, de sens, bravant ses échos, phrase lourde ou faible, subtile et beaucoup moins, définitive et lapidaire, fragmentée, limpide. Une phrase, une seule, qui, jour après jour, se transformait, s’étayait, se vidait.»

Devenir silencieux ne revient pas toujours à se taire. Il peut simplement s’agir de passer sur le versant désaccordé du monde et du langage. Un sorte de libération douloureuse par laquelle on accepte de se laisser déporter, dériver, de se laisser glisser dans cette part des mots qui n’est plus ajointée au réel partagé des hommes.

«Je suis devenue silencieuse mais seule moi le savais. Une autre voix parlait, opiniâtre. Ça passait plus par la tête. J’acceptais le devoir de choisir, de composer, d’être par-delà ce qu’on m’avait inculqué et ce à quoi j’avais tenté de me limiter pour ne faire de peine à personne.»

Appelons «folie» ce glissement, ce choix plus fort que le reste. Et c’est donc dans les eaux de la folie d’Irène que nous entraîne avant tout Catherine Ysmal. Nestor quant à lui, nous apparaît d’abord à travers le regard de cette femme «lâchée», à travers ses mots à elle, beaux, violents, détraqués. Il incarne l’autre versant du langage, le roc dont elle s’est éloignée. Il nourrit en effet une passion pour la vérité, pour l’ordre supposé intangible qui relie le monde aux signes qui en disent le sens. Il est toujours rivé à son dictionnaire, sorte de talisman rassurant, protecteur. Un jour, il accusera même Irène de le lui avoir volé. Qu’elle l’ait fait ou non importe peu, puisque ce doute matérialise avant tout la sécurité dont le passage de sa femme en zone dangereuse l’a privé. On assiste donc à deux chemins qui se décroisent, deux routes qui se séparent. A un «drame de la vérité»…

Bien sûr, il y a aussi le couple, avec sa vie de chair et d’odeurs. Il y a d’autres indices, d’autres trames possibles pour entrer dans ce «drame de la vérité». Il y a les yoyos du désir, les reproches, les rancœurs, les corps qui vieillissent, les chairs qui se fanent, les fautes de goût, les objets qui se cassent et, comme un puits au milieu de tout cela, l’enfant qu’Irène n’a jamais pu avoir. Des doutes s’insinuent (Nestor a-t-il couché avec la voisine ? Irène avec Pierre ?). Mais on a l’impression que ces éléments, aussi forts soient-ils parfois, et qui auraient pu constituer la matière d’un autre roman (avec la vérité comme enjeu de trahison, de jalousie ou de frustration) n’occupent finalement ici qu’une place secondaire ou sont volontairement relégués à l’arrière-plan du récit. Les nœuds plus attendus d’une histoire axée sur l’observation de la désagrégation d’un couple semblent digérés par un autre récit, plus large, plus décentré, plus puissant et plus complexe.

Le monologue d’Irène, flux de souvenirs et de blessures submergés par une poésie indomptable, avait de quoi porter le roman du début à la fin. Mais les voix alterneront à plusieurs reprises : il y a la sienne, celle de Nestor, son compagnon, et celle enfin de leur ami Pierrot. Le lecteur se trouve donc d’entrée de jeu pris dans les rets d’un récit polyphonique où il ne peut avancer qu’en basculant d’une subjectivité à l’autre. Cette construction n’est pas nouvelle, on sait par exemple ce que Faulkner en a fait dans Tandis que j’agonise. La polyphonie romanesque a différentes fonctions possibles. Elle peut inviter le lecteur à reconstruire une vérité que seuls différents recoupements lui permettront de révéler. Elle peut au contraire le laisser sur sa faim, le renvoyer à la vision d’un monde morcelé, coupé du lien fédérateur qui pourrait remettre tout en place, assigner à chacun son rôle, son autorité, son degré de crédibilité. Bref, lui dérober la vérité. C’est plutôt cette polyphonie-là qui semble opérer dans le roman de Catherine Ysmal. Mais encore faudrait-il apporter une nuance. Car si chacun est ici renvoyé à sa propre voix, on a toutefois l’impression que la parole d’Irène déborde peu à peu sur celle des autres. Comme si cette parole-là, la plus dangereuse, la plus déchirée, mais aussi la plus belle, se mettait insensiblement à gangréner, à inséminer le texte. Comme si elle était, toute désamarrée qu’elle fût, la voix génératrice du souffle à la fois poétique et tragique qui traverse le roman.

Ainsi, dans le premier monologue de Nestor les propos semblent plus factuels, le personnage plus prosaïque. Ses phrases, pourrait-on dire, sont plus assises dans la fonction communicative du langage. Nestor a quelque chose de rustre mais malgré la violence de ses propos (à l’encontre d’Irène, et peut-être parce qu’elle est déjà cette part sombre et redoutée de lui-même) il informe, il raconte. Il est encore celui qui croit à la vérité. Le basculement d’Irène, son silence bavard et informe, va déteindre sur lui, sur ses mots et sur ses propres certitudes. Il y a cette scène où, impuissant à endiguer la vague de folie qui emporte sa femme et le monde avec elle, Nestor poignarde son dictionnaire. On a dès lors le sentiment qu’il bascule à son tour, et à son corps défendant, dans la basse fosse du langage ; que son univers (ou celui dont il rêve) vacille sur ses bases. Il continue, bien sûr, à haïr la solitude de sa femme, son pouvoir de dispersion dans un monde qui n’appartient plus qu’à elle. Mais les mots de Nestor, sa parole, ses phrases, trahissent un virage, comme sous l’effet d’une contamination vertigineuse.

«Ça y est ! Ça me reprend la gangrène. Les mots se putréfient sur ma langue. Pitié donc pour l’insecte piqué ! Le sang bu. Gonflé de rouge comme ce verre écrasé sur le mur. Oui, pillé je le suis aussi. Vide d’un coup.»

«J’éructe sur le perron, feuille en main tendue au ciel. Merde de papier de pauvre, la bible, le dictionnaire, c’est pareil. Les lettres se mélangent. Rien à voir ou trop tout, du recto au verso, le chevauchement gris noir. Je tourne, retourne le papier, y reviens. Ça me tue.»

Au silence d’Irène (ou à sa parole « retirée du monde ») fait écho la palilalie de Nestor, qui s’enlise dans son obsession pour les mots tout en éprouvant leur échec à retenir en eux une quelconque vérité.

De la même manière, les repères spatio-temporels du roman sont de plus en plus mis à mal. Si, par le jeu d’une série d’allers retours entre présent et passé, la temporalité est d’entrée de jeu éclatée, une certaine unité de lieu semble d’abord s’imposer. Les trois personnages sont réunis dans une maison de campagne, au bord de la mer. Mais peu à peu, l'inscription même du lieu semble s’estomper. Ce lieu est-il un lieu de vie ? De réclusion ? Le couple s’y est-il retrouvé de son plein gré ou bien contraint ? Pourquoi les considère-t-on comme des «étrangers» ? Irène, qui apparaît à plusieurs reprises comme internée, se trouve-t-elle encore là-bas ? La maison du début n’est-elle pas l’hôpital psychiatrique lui-même ?

La puissance du roman de Catherine Ysmal tient à sa langue et à la capacité qu’elle a de nous emporter beaucoup plus loin que la seule histoire de ce couple. L’écriture, poétique, violente, semble révéler une réalité plus vaste, plus profonde que celle à laquelle se trouvent confrontés les protagonistes. On trouvera dans cette écriture habitée, quelque chose des bourrasques de Violette Leduc ou de la manière dont Genet transfigurait l’expérience. La parole des personnages semble venue de plus loin qu’eux-mêmes. Elle absorbe les références du récit, pulvérise ce qui « fait histoire » et tombe dans le poème. Parce que c’est la seule solution qui lui reste pour dire le réel.

Peut-être sentira-t-on aussi, derrière les obsessions de Nestor, derrière la voix déchirée d’Irène, l’inquiétude fondamentale de l’écrivain et le risque auquel il s’expose. La solitude à laquelle le condamne l’exploration de ce puits insondable qu’est le langage, et au fond duquel le troisième personnage du titre s’est noyé bien avant les deux autres.

Irène, Nestor et la Vérité peut bien, tout compte fait, être lu comme une fable. Une fable dont la moralité serait à jamais scellée dans le silence d’une seule et longue phrase.

«Phrase que je porte, que je cherche encore et que je chercherai toujours et à laquelle je m’applique sans le vouloir. Elle me domine, m’appelle de son trop plein. Elle me hante autant qu’elle m’indiffère.»




Catherine Ysmal, Irène, Nestor et la Vérité. Quidam Editeur. 2013.





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire