dimanche 17 février 2013

> Le livre des étreintes - Eduardo Galeano



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Journaliste et écrivain uruguayen, militant de la première heure engagé contre les dictatures militaires qui ont fait florès sur son continent, Eduardo Galeano a acquis une audience internationale au début des années 70 avec un ouvrage qui fit date : Les vaines ouvertes de l’Amérique latine.  Un essai dans lequel il retraçait la déprédation de ce même continent par les puissances coloniales puis néo-impérialistes du XVIe au XXème siècle.


Si ses sensibilités politiques sont encore très prégnantes dans Le livre des étreintes (paru en 1989 mais récemment traduit en français aux éditions Lux), il joue là sur un tout autre registre. Et il fallait sans doute tout son talent et tout son humanisme pour réussir à faire un si beau livre de ce qui aurait pu n’être qu’un assemblage foutraque de souvenirs, d’histoires et d’anecdotes.




Dans une note prudente, le traducteur précise que l’abrazo sud-américain n’est que partiellement rendu par le mot français «étreinte» qui par sa dimension «violente et charnelle» ne rend pas exactement «ce geste amical si fréquent en Amérique latine, qui vous fait prendre dans vos bras toute personne que vous avez du plaisir à rencontrer ou de la tristesse à quitter». «Mais après tout, s’empresse-t-il d’ajouter, il y a de la violence et une indéniable participation charnelle dans les textes qu’on va lire ».

Car il s’agit bien pour Eduardo Galeano de prendre dans ses bras, de ramener contre soi et de tenir au plus près de son corps, ce qui a été vécu, lu, vu et entendu et qui aurait pu être dispersé dans les oubliettes du temps. Le Livre des étreintes ne prend pourtant pas la forme d’une somme ordonnée mais celle d’un étoilement de souvenirs dans lesquels se bousculent quelques écrivains et personnages connus mais surtout beaucoup d’anonymes, des bribes du quotidien, des histoires, des rêves, des témoignages. Autant de fragments d’une vie vécue avec les autres, qui composent au final un récit hybride que traverse pourtant, comme un fil rouge, la présence silencieuse d’un cœur attentif. A ces textes s’entremêlent également quelques dessins de l’auteur d’une facture souvent onirique ou surréaliste. Il ne s’agit pas à proprement parler d’illustrations mais plutôt de contrepoints poétiques qui accompagnent agréablement la lecture sans jamais peser sur elle.

Inutile donc, de tenter de reconstruire un propos à partir de cette mosaïque du cœur et de la mémoire. Mieux vaut se laisser conduire par la main sur les sentiers bifurqués de l’auteur. On y verra circuler César Vallejo, Pablo Neruda, Carlos Onetti, tout autant que des paysans indiens, des prisonniers politiques cassés en mille morceaux, des enfants facétieux, des instantanés de quelques-unes des villes où Galeano a vécu ou s’est rendu (Buenos Aires, Montevideo, Caracas, New-York, Barcelone), des slogans relevés ici et là sur les murs des métropoles d’Amérique du Sud, des annonces déroutantes épinglées dans des journaux de son pays, des proverbes, des extraits de contes ou de mythes.

On rencontre un guitariste auquel les militaires ont brisé les doigts. Il tient à ce que cela ne se sache pas car il ne veut pouvoir être réentendu un jour pour sa seule musique sans que la commisération ne vienne interférer entre son public et lui.

Un enfant d’un village du Connecticut avait un jour fait remarquer à Galeano son étonnante découverte : « Devant le feu, face au danger, les fourmis se regroupaient par paires et ainsi, en couples, bien enlacés, elles attendaient la mort. »

Une annonce parue dans un journal de Montevideo en 1840 propose une liste de biens à vendre dans laquelle figurent tout à trac : « une négresse d’Angola à moitié dégrossie pour 430 pesos, des sangsues récemment livrées d’Europe, de l’essence de salsepareille, un mulâtre de treize ans qui a déjà travaillé chez un tailleur, un domestique de dix-huit ans, sans vices ni maladie et aussi un piano et d’autres meubles à bon prix ». Petite précision d’Eduardo Galeano : en 1840, l’esclavage était aboli depuis vingt-sept ans.

Sur les murs :
« Aide la police, torture-toi » (Melo, Uruguay)
« Bienheureux les ivrognes, car ils verront Dieu deux fois » (Santiago, Chili)
« Une fiancée qui n’a pas de seins, c’est bien plus qu’une fiancée, c’est un copain » (Buenos Aires)
A Bogotá : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », et juste en dessous : « dernier avis ».

En Equateur, un étranger rencontre un groupe d’Indiens shuar au cœur de la forêt amazonienne. Ils pleurent tous, regroupés autour d’une vieille femme moribonde. L’étranger leur demande pourquoi ils pleurent devant elle, alors qu’elle est toujours vivante. Et ils lui répondent : «Pour qu’elle sache que nous l’aimons beaucoup».

Une petite fille refuse de manger. Sa mère demande de l’aide au conteur cubain Onelio Jorge Cardoso. Il entreprend aussitôt de lui raconter l’histoire d’un «petit oiseau qui ne voulait pas manger sa petite bouillie». La maman du petit oiseau lui explique qu’il ne va jamais grandir s’il ne mange pas, mais le petit oiseau reste bec fermé et n’écoute pas sa maman. Alors l’enfant interrompt Onelio Jorge Cardoso :
« Quelle petite merde, ce petit oiseau ».

A travers cet archipel de textes courts, Galeano nous brosse un portrait impressionniste de l’Amérique latine, un portrait où légèreté et gravité, violence et tendresse optimiste sont sans cesse contredites l’une par l’autre, mais où la parole figure toujours, en dernier recours, comme ce qui peut sauver les hommes de ce qui les écrase. La dernière étreinte possible quand toutes les autres ont disparu. Le poids des mots est l’autre fil conducteur de ce voyage, la force qui peut toujours refaire surface pour consoler ou guérir. Galeano (qui connut personnellement la prison et l'exil) évoque ces hommes jetés dans les cachots de la dictature uruguayenne, isolés durant des années dans des cellules de la taille d’un cercueil, et qui ne durent leur salut qu’au moyen qu’il s’étaient inventés pour continuer à communiquer entre eux, à coups de cuillère contre les conduits rouillés de leur cellule. On pense encore à Fernando Silva, conteur exceptionnel (« Qu’est-ce que la vérité ? La vérité c’est un mensonge raconté par Fernando Silva ») qui exerçait aussi, à sa façon, le métier de médecin :

« Il préfère les herbes aux pilules et soigne l’ulcère par le chardon et l’œuf de colombe ; mais aux herbes, il préfère encore sa main. Car il soigne en touchant. Et en racontant, ce qui est une autre manière de toucher »

Le Livre des étreintes est bien un livre du souvenir si l’on accepte, comme nous y invite Galeano en exergue, de rapprocher le verbe se souvenir de son sens latin premier (re-cordis). Un sens resté plus vivace encore dans le verbe espagnol recordar. Se souvenir, nous dit-il, c’est repasser par le cœur.














Eduardo Galeano, Le livre des étreintes. Lux Editeur. 2012
Traduit de l'espagnol (Uruguay) par Pierre Guillaumin


Images :  1) Luis Marquez, Pêcheur de nuages, 1939 (source) /  3) Eduardo Galeano (source)


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