dimanche 27 janvier 2013

> Les amours difficiles - Italo Calvino


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Bonheur tardif et précieux : lire encore Calvino, que j’ai redécouvert il y a seulement quelques semaines, cette fois en orfèvre de la nouvelle réaliste. C’était dans le Tome II de ses Romans, nouvelles et récits, publié aux éditions du Seuil en 1990. Le volume rassemble des textes écrits à la fin des années cinquante, assez différents quant au ton et la longueur. L’éditeur s’en explique dans une notice de plus de mille signes, mais on retiendra surtout… qu’il faut les lire. Et si le temps manque, une suggestion : s’attacher aux douze nouvelles regroupées sous le titre Les amours difficiles. Douze «aventures» dégraissées de péripéties spectaculaires, qui vont de celle d’un soldat à celle d’un skieur en passant par quelques autres entrées : un bandit, une baigneuse, un lecteur, un myope… Autant de figures anonymes autour desquelles Calvino brode le plus souvent sur le motif de l’incommunication, du léger raté, pour mettre en scène cette part d’infranchissable, infime ou béante, qui nous sépare les uns des autres. Mais on se laisse avant tout porter par un style sûr, ciselé et pourtant enlevé, qui fait de la plupart de ces amours difficiles de réelles pépites.



Dans L’aventure d’un soldat, Tomagra, un fantassin en permission, partage sa banquette avec une «veuve de province». A la fois émoustillé et impressionné par la présence charnelle de la voyageuse, le bidasse entreprend timidement de la séduire. Il est d’autant moins sûr de lui que leurs positions sociales respectives rendent a priori un tel rapprochement peu probable et que d’autres voyageurs sont d’abord présents dans le compartiment. Il progresse lentement, espérant gagner du terrain par de légers contacts, dont il s’efforce à chaque instant d’interpréter la réception par sa voisine. Calvino, qui nous fait vivre la scène depuis le seul point de vue du soldat, excelle de justesse et de précision. On pense parfois à la célèbre scène du Rouge et le Noir où Julien Sorel s’est engagé à prendre la main de Madame de Rênal. Mais le soldat de Calvino est moins prompt que le héros stendhalien et on le suit durant les trois-quarts de la nouvelle dans son ascension hésitante, frôlement après frôlement, carré de chair après carré de chair, avec un plaisir mâtiné de suspense - car la veuve est un Sphinx.

«C’est à l’instant où il reprenait contact avec ce moelleux versant de jambe que le soldat découvrit qu’il était arrivé à la limite : ses doigts passaient sur l’ourlet de la jupe, puis au-delà c’était la retombée du genou, le vide.»

Une fois le compartiment vidé de ses autres voyageurs, la florissante matrone, pourtant toujours impassible, finira bien par s’offrir au soldat. Ce qui l’a motivée reste flou. Peut-être a-t-elle simplement fait une sorte de don de chair à un pauvre soldat. Ne serait-elle pas elle-même la veuve de guerre d’un officier ? J’ai repensé à un don de chair d’un autre genre, dans cette admirable nouvelle de Maupassant (dont le titre m'échappe) où un immigrant italien affamé contemple avec envie, dans le train qui le conduit à Marseille, la nourrice aux seins gorgés de lait assise en face de lui. Elle le soulagera de sa faim en se soulageant du lait qu’elle ne peut plus donner.

Un certain mystère nimbe finalement la fin de cette aventure d’un soldat. A aucun moment la veuve n’aura rompu le silence. Quant au jeune permissionnaire : «il eut un dernier sursaut de peur, à l’idée de ce que lui, le fantassin Tomagra, avait osé faire.»

L’aventure d’une baigneuse met en scène Madame Isotta Barbarino, jeune femme de la bourgeoisie, qui a la mauvaise idée d’étrenner son maillot-de-bain deux pièces sur une plage grouillante. Peu habituée à ce nouveau costume, elle en vient, s’en apercevant à peine, à le perdre en nageant. Désemparée, elle se voit dans l’impossibilité de regagner la rive et n’ose pas réclamer du secours par crainte qu’on la découvre dans ce trop simple appareil. Elle se sent la proie de tous les regards masculins, un objet de concupiscence à la merci de tous, condamnée à dériver ou à couler à pic. Elle finit pourtant par être ramenée à bord d’une barque par des pêcheurs qui ont deviné ce qui lui arrivait et lui prêtent de quoi voiler sa pudeur.

«Isotta, assise dans la barque en compagnie des deux pêcheurs, affublée de cette extravagante robe verte à ramages, eût aimé, au fond, que le voyage se prolongeât encore un peu. Mais déjà le canot pointait vers le rivage où les garçons de bain emportaient les dernières chaises longues : l’homme s’était penché sur le moteur, en lui tournant le dos : un dos rouge brique que battaient les saillies de l’épine dorsale et dont la peau rude et salée frémissait, comme parcourue par un soupir.»

Tout est dit et on trouve là encore une finesse de description, un art de faire à peine entrevoir les halos du trouble dignes des plus belles nouvelles de Maupassant.

Il y a à la fois beaucoup de drôlerie, de tendresse et parfois de force retenue dans ses nouvelles. On laissera le lecteur s’en faire une idée par lui-même. Mentionnons toutefois encore, pour le plaisir, l’irrésistible  aventure d’un lecteur  : une autre scène balnéaire dans laquelle un lecteur compulsif ne parvient pas à lâcher le roman qu’il est en train de lire alors même qu’il se trouve peu à peu engagé dans un flirt avec une baigneuse inconnue. Et l’aventure d’un bandit, un pastiche de série noire dans lequel un gangster caché dans la penderie de la chambre où le flic qui le recherche s’apprête à passer la nuit avec la prostituée connue des deux hommes, s’arrache de sa cachette pour se rendre. Il avait oublié ses cigarettes sur la table de nuit et n’imaginait pas pouvoir résister plus longtemps, dans ces circonstances, à l’envie de fumer…

On profitera, en prime, d’un bel exercice de style : une préface aux Amours difficiles dans laquelle on trouve à la fois des éléments biographiques sur l’écrivain italien, des informations sur l’évolution de son œuvre, une analyse réinscrivant ces nouvelles dans leur contexte… et structurée selon un schéma rigoureux : 1) l’auteur, 2) L’œuvre, 3) La critique. Où est l’exercice de style, me demanderez-vous ? Eh bien cette préface est signée d’Italo Calvino lui-même.














Italo Calvino, Les amours difficiles, dans Romans, nouvelles et autres récits, II. Editions du Seuil. 1990.
Traduit de l'italien par Maurice Javion (et Jean-Paul Manganaro pour la préface aux Amours difficiles)

Images : 1) Auguste Renoir, Baigneuse Assise / 2) Italo Calvino

vendredi 25 janvier 2013

> La pêche au marlin en eaux profondes

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Versez dans un shaker une bonne rasade de Bukowski, ajoutez un demi-litre de Burroughs, une généreuse portion d’Hemingway et un zeste de je ne sais quoi. Secouez. Puis jetez le shaker à la mer, de préférence dans le Pacifique. Après un certain temps de dérive et de macération, il en sortira peut-être quelque chose comme Le marathon d’Honolulu de Hunter S. Thompson, l’un des enfants terribles des lettres américaines.





On retient surtout de cet électron libre sous haute tension qu’il fut l’inventeur, ou à tout le moins l’icône indépassable, du journalisme gonzo. Le journaliste gonzo, donc, balaye d’un revers de main les principes supposés illusoires de l’information objective. Il rédige à la première personne des articles hyper subjectifs sur des sujets divers et variés qu’il couvre en carburant à l’alcool et aux substances pyschotropes ou ne couvre pas, en carburant de même. Certain que l’observateur, quel que soit son degré d’hypocrite discrétion, interfère nécessairement sur l’objet observé, le journaliste gonzo choisit quant à lui de faire de mauvaise fortune bon pot : il plonge tout habillé au cœur de l’expérience tel le cochon dans la mare, convaincu que les éclaboussures dont il se trouvera souillé nous en apprendront bien plus que les prétendues vérités de l’étang gelé.

C’est sur ce mode déviant que Hunter S. Thompson accoucha dès 1966 de Hell’s Angels, une «enquête» consacrée à la brumeuse et violente communauté de motards chevelus qui semait alors la panique sur la Côte Ouest. Pour ce faire, il passa plus d’un an auprès d’eux à boire et pétarader avant de se faire casser la gueule et jeter sur le trottoir. Il traqua encore de sa plume mordante «cette raclure» de Nixon, pondit un long et mémorable article de travers sur l’une des plus célèbres compétitions hippiques du Kentucky en 1970 et assura la couverture du Mint 400, une course de buggys déjantée en plein désert du Nevada. Ce qui donna le roman Fear and Loathing in Las Vegas: A Savage Journey to the Heart of the American Dream porté ensuite à l’écran par Terry Gillian sous le titre de Las Vegas Parano.



 
Le marathon d’Honolulu, dont la première traduction française est parue il y a quelques mois à l’initiative des Editions Tristram, s’inscrit bien dans l’art et la manière de Hunter S. Thompson. On y trouve le récit d’un journaliste on ne peut plus gonzo, Hunter lui-même, qui se laisse dépêcher sur un bon plan par le magazine Running : le marathon d’Honolulu. Il s’agit de vite bâcler «l’événement» avant de se prélasser dans une villa avec piscine au bord de la mer, à Kona, petite ville pleine de charme où s’offrir du bon temps. Mais ce programme délectable se transforme d’entrée de jeu en une furieuse virée aux accents psychédéliques.

A bord du 747 qui le conduit de San Fransisco à Honolulu, Thompson fait d’abord la connaissance de son voisin, un élégant voyageur en costume de lin qui immobilise une cabine de toilettes pendant un temps suffisamment considérable pour que tout le monde s’en alarme. Il en ressort avec un bras bleu vif, d’où le journaliste déduit que l’importun passager est parti à la pêche (sans doute après quelque capsule égarée) dans les profondeurs de la cuvette, et s’est maculé de Dejerm, ce «puissant désinfectant que les compagnies aériennes utilisent pour leurs chasses d’eau.». On le retrouvera quelques pages et semaines plus tard, le bras toujours bleu. Ces teintures-là, nous avait prévenu Thompson, vous colorent la peau pour la vie… A son arrivée, le narrateur est accueilli en GTO décapotable par son ami Gene Skinner, un prototype de junkie bling-bling, touche à tout qui a travaillé tout autant pour la CIA que dans le commerce d’opium et qui s’est reconverti pour l’heure dans la transaction immobilière véreuse et la photographie. Un feu-follet lâché en ville comme un pet rutilant, capable de lancer à la policière qui lui adresse sa troisième contravention en cinq minutes :

«Vous êtes trop mignonne pour ce boulot merdique. Appelez-moi au bureau, vous devriez poser nue pour des cartes postales.»

Hunter retrouve Ralph Steadman, son binôme anglais, avec lequel il compose une sorte de duo à la Laurel et Hardy, version trash. Ralph s’est blessé et empoisonné contre un «corail de feu» et Hunter tente de le soigner à sa manière. Il atomise un aloès avec un gourdin samoan qu’il s'est fait livrer à l’hôtel pour l’occasion et applique un mélange verdâtre sur les plaies de son ami avant de lui faire avaler un sachet de valériane. Effet garanti : la douleur se dissipe. Et le reste aussi :

«Il avait des yeux amorphes et le visage livide. De la salive dégoulinait sur son menton. Son élocution était ralentie, et quand je lui parlai de la limousine qui passerait nous prendre dans trois heures pour aller à une soirée, il parut content. "Ce sera l’occasion de rencontrer des gens", dit-il.»

Le récit avance au rythme d’une boule de flipper. De margaritas en rencontres oiseuses et fracassantes, les deux reporters font clignoter toutes les lumières, allument tout ce qui peut l’être et tiltent bien souvent. Les impressions hawaïennes ne sont pas de reste. Nous avons droit à quelques aperçus d’une société apocalyptique où la bêtise, la violence et la haine raciale semblent régner en maîtres.

«La communauté coréenne d’Honolulu n’est pas prête – pas encore prête – pour le melting pot. Ils sont craints par les haoles (les Blancs), méprisés par les Japs, dédaignés par les Hawaïens et, de temps à autre, pris pour cibles par des gangs de Samoans ivres, qui les considèrent comme des animaux nuisibles, au même titre que les rats mulots ou les chiens errants.»

Le dernier état américain ressemble un peu ici à une grande réserve en pleine dégénérescence où les identités détraquées s’enflamment comme des mèches. Si les Américains du continent (au rang desquels le journaliste n’a pas peur de s’illustrer) ne s’intéressent, à Honolulu, qu’à la défonce, aux excès de vitesse, au fric et aux blagues de mauvais goût, les autres communautés se chargent du reste : elles vivent au rythme d’un quotidien déglingué dont le vol, le viol et la criminalité constituent les ingrédients de base. Certains ont aussi leurs petites lubies, tels les Samoans, qui développent une dangereuse phobie du klaxon et sont prêts à mettre à mort le premier automobiliste qui a le malheur d’en faire usage…

S’ils s’y sont d’abord inscrits et envisagent une stratégie (qui vaut le détour) pour semer tout le monde sur le marathon, les gonzos se contenteront finalement de regarder passer les participants préparés de longue date. Ils prennent un plaisir potache et vicieux à insulter les premiers coureurs impuissants (on n’interrompt pas un marathon…), suivent la suite à la radio avant de rejoindre le point d’arrivée en bus.



 
A Kona, Ralph et Hunter découvrent que leur maison de rêve est une baraque moisie truffée de blattes. La mer est bien là, mais démontée en permanence. Des vagues noires et monstrueuses ravagent le jardin, inondent la maison et menacent de les emporter à longueur de journée. La villégiature devient une opération de survie… et le récit prend l’allure d’une parodie de roman d’aventure virile en haute mer. D’autant qu’il n’y a aucun poisson en vue, malgré leurs efforts redoublés et les promesses de leur guide.

L’anti-journal de voyage est entrecoupé d’extraits du Dernier voyage du capitaine James Cook de Richard Hough et de quelques passages des Lettres de Hawaï de Mark Twain. Le cocktail semble d’abord détonant, jusqu’à ce que le destin du célèbre explorateur entre bientôt en résonance avec l’actualité du récit sur le terrain de la violence et de l’absurde. Et de la con-sécration…

Hunter, resté seul à Kona après le départ d’un Ralph dépité (le récit est alors repris par les quelques lettres qu’il lui adresse), finira par sortir de l’eau un marlin de 135 kilos. Il lui donne le coup de grâce avec sa puissante massue samoane, gagnant soudain l’estime des pêcheurs locaux. On le verra encore se faire passer pour la réincarnation de Lono, l'antique roi des Samoa - lorsqu’il doit, après de trop nombreuses frasques, échapper à ses poursuivants. Il devient alors une sorte de paria intouchable auquel on apporte des filles et du whisky sans trop oser l’approcher. C’est peut-être la belle vie qui commence…

Le lecteur sort lui aussi un peu sonné de ce récit qui semble tout brûler sur son passage. L’humour provoquant de Hunter S. Thompson est vénéneux et ne laisse guère de fleurs sur le chemin. Le roman semble disparaître dans une nuage sulfureux derrière lequel on entraperçoit encore cette chose : le rêve américain, poussé dans ses derniers retranchements d’excès et de vulgarité.

En 2005, Hunter S. Thompson s’est tiré une balle dans la tête. Il avait fait le vœu que l’on dispersât ses cendres d’un coup de canon au-dessus d’Aspen, la ville où il vivait. C’est par l’entremise de son ami Johnny Depp que ce service lui fut rendu. Hunter S.Thompson aura ainsi pu satisfaire une dernière fois son penchant prononcé pour les traînées de poudre.















Hunter S. Thompson, Le marathon d’Honolulu. Editions Tristram. 2012.


samedi 19 janvier 2013

> Reflux

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Aram Karabet, Treize ans dans les prisons syriennes. Actes Sud. 2013. 
Traduit de l'arabe (Syrie) par Nathalie Bontemps.

Image : Prison de Palmyre (source)


samedi 12 janvier 2013

> En ville - Christian Oster



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Christian Oster, En ville. Editions de l'Olivier. 2013.


dimanche 6 janvier 2013

> Les emmurés d'Ahmed Bouanani



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«Quand j’avais franchi le grand portail en fer de l’hôpital, je devais être encore vivant. Du moins le croyais-je puisque je sentais sur ma peau les odeurs d’une ville que je ne reverrais plus jamais.»

L’Hôpital est un récit de l'écrivain et cinéaste Ahmed Bouanani, paru au Maroc en 1990. Un récit fracassant, pourtant (et sans doute pour cela) jamais réédité, tombé dans l’oubli, et auquel les éditions Verdier ont eu la bonne idée de donner une seconde vie, un an après la mort de son auteur. Il met en scène de l’intérieur une réclusion en milieu psychiatrique. Dans sa postface, David Ruffel nous précise que «l’auteur y témoigne de manière transfigurée d’un séjour qu’il fit dans un hôpital pour tuberculeux». Vingt ans plus tard, le lecteur est immédiatement saisi par la force de ce texte et par sa langue, à la fois lyrique, crue et violente. On est aussi touché par la portée à laquelle parvient à se hisser ce "témoignage transfiguré". Car si l’on ne perd jamais totalement de vue sa dimension contextuelle (un hôpital psychiatrique au cœur de la société marocaine), le récit en brise le cadre par son souffle. On a l’impression que s’y exprime une blessure incandescente qui vaut pour d’autres lieux et pour d’autres temps et l’on y voit passer les fragments d’une parole universelle qui reste toujours à inventer : celle de ceux qui, tenant toujours toutes les mauvaises cartes entre leurs mains, sont systématiquement condamnés à la douleur et au silence.



On saura peu de choses des motifs qui ont pu conduire le narrateur de l’Hôpital dans son nouveau et peu enviable univers :

«une planète habitée par les fantômes d’une vieille humanité, des fantômes en manteau de toile rude heureux comme des arbres ou des rochers, résignés jusqu’à la vomissure.»

Il s’avoue d’ailleurs à peu près amnésique, comme la plupart de ceux que le destin a jetés dans ce labyrinthe aux issues verrouillées. La mémoire est en grande partie restée à la porte d’entrée. Seuls quelques images, quelques souvenirs font de temps à autre surface. On apprendra, par bribes parcimonieuses, que la voix qui porte ce récit habitait un corps fragile, qu’une enfance chétive a un temps tenu à l’écart des contraintes du monde. Mais une enfance pauvre dans un pays dont tous les possibles reliquats exotiques volent en éclat. A travers le prisme des évocations fugitives du narrateur comme de tous ceux qui l’entourent on découvre avant tout un Maroc d’hivers, de froid et de pluies, de souffrances et de dénuement.

Il nous introduit bientôt dans ce huis-clos peuplé d’ «hommes en blanc» violents qui traversent les couloirs comme des geôliers fantomatiques, distribuant les pilules comme des coups de matraque et de toute une cohorte de réprouvés qui ne tentent même plus de recoller les morceaux de leur existence lacérée : ils sont analphabètes, viennent de familles où ils n’ont connu que les coups et la faim, sont oubliés de tous et d’eux-mêmes. Certains ont peut-être commis un crime odieux, d’autres ne savent plus ce qui leur vaut d’être là, mais tous, quoiqu’il en soit, sont les victimes d’une société qui les a vomis dans un lieu où ils sont voués à une désagrégation complète. Certains sont mutiques et prostrés, d’autres pètent, fument du kif, ressassent quelques vagues souvenirs, s’inventent des histoires ou font semblant de lire le Coran, et tous attendent de crever avant d’être évacués comme on évacue le cadavre des chiens. Ce qui se produit parfois.

On ne trouvera pourtant jamais rien de pathétique ni de larmoyant dans ce récit qui se déploie à travers un réalisme subjectif âpre et poignant. Si une certaine forme d’institution psychiatrique (sans doute la pire) en constitue le premier cadre (1), on sent que ce milieu-là est lui-même amené par un panel d’ondes concentriques qui lui donnent toutes ces raisons d’exister : les inégalités de classe, les forces coercitives à l’œuvre dans la société, les préjugés religieux… Sur ce dernier volet, Bouanani n’y va pas avec le dos de la cuiller : qu’elles soient intériorisées ou subies, certaines règles imposées et mal dégrossies de l’Islam conduisent au pires excès dans le contexte particulier de l’hôpital. Durant le ramadan certains croyants scrupuleux vont jusqu’à se laisser mourir en refusant notamment d’ingérer leurs médicaments et en aggravant la malnutrition dont ils sont déjà victimes. Ceux qui ont décidé de continuer à s’alimenter durant la journée sont l’objet du mépris et de la haine des passants qui les observe depuis la rue. Les femmes les insultent et les enfants leur jettent des pierres.



C’est donc de toutes parts que l’étau se referme ou s’est déjà refermé sur les habitants de ce petit monde moisi et condamné. Le narrateur nous ballotte de cauchemars en miettes de souvenirs pour nous faire goûter la sève de son propre délitement. Parfois, pourtant, un fil ténu se dresse entre ceux qui partagent cet abandon programmé. Il y a des rires, des histoires et des clopes échangées, un festin improvisé entre les déshérités. Mais l’oubli et la déréliction constituent les seules promesses qui seront tenues.

Dans un style à la fois âpre et déployé, Ahmed Bouanani nous livre ici un exemple de littérature de résistance et d’indignation comme on n’en trouve plus guère. Il est de ces auteurs qui, tout en laissant libre cours à leur souffle et à leur créativité, nous font toucher du doigt la part blessée d’une certaine condition humaine.

Dans sa brève postface, David Ruffel revient sur le parcours d’Ahmed Bouanani. Il fut cinéaste avant même d’être écrivain et son travail (tant du côté de la fiction que du documentaire) aurait activement contribué à faire entrer le cinéma marocain dans la modernité. En raison de circonstances diverses seul l’un de ses longs métrages à malheureusement été conservé. Sur le versant de la littérature, il pâtit également d’un manque d’audience regrettable. Il est l’auteur d’une œuvre non négligeable qui reste à découvrir. A ce jour, n’ont été encore publiés d’Ahmed Bouanani que trois recueils de poèmes, et cet unique mais magistral récit.


(1) Un autre très beau récit témoignant  librement de l’enfermement psychiatrique : La brebis galeuse, d’Ascanio Celestini (voir notre article ICI).





Ahmed Bouanani, L’hôpital. Editions Verdier. 2012.

Images : 1,3,4) Tina Kazakhishvili, Mental Hospital (un magnifique photographe géorgien : son site)