C’est assez tardivement
que j’ai eu l’occasion de croiser les
textes d’Eugène Savitzkaya. Tout en pressentant la force et la justesse de son
écriture, je dois avouer que j’étais resté un peu extérieur à certains de ses
récits. Avec Marin mon cœur, Exquise Louise et Bufo Bufo Bufo pour la poésie, j’avais
l’impression que passait dans ses mots une onde que je ne parvenais pas à
capter. J'y ai d'abord vu une non-connection regrettable, car il arrive aussi que
certaines lectures soient question de moment et d’humeur. Il y a des rencontres
qu’il faut savoir remiser à plus tard. Je souhaitais d’autant moins jeter
l’éponge que certains lecteurs (je pense notamment à Philippe Annocque),
dont les choix m’avaient rarement déçu, portaient cet auteur au plus haut de
leur table de chevet.
Bien m’en a pris puisque d'autres textes de cet
écrivain m’ont aujourd’hui convaincu que les promesses potentielles que
recelaient son écriture n’étaient pas de vains mots. Dans plusieurs autres romans qu'il m'a été donné de lire, j'ai découvert qu'il pétrissait avec une poésie et une liberté étonnante une matière
autobiographique qui se transforme en une pluie d’étoiles dès qu’il s’avise de
s’en saisir. Je pense entre autres à La traversée de l’Afrique et à La
disparition de maman. Mais c’est peut-être dans son roman En vie que l’exercice
est le plus impressionnant.
Avec ce texte, on entre dans le giron familial et
dans l’espace de la maisonnée un peu comme dans le ventre d’une bête. Il nous
invite à parcourir un espace-temps à la fois intime et universel en le déployant
généreusement devant nous, un peu comme on retourne un gant. Il sort de sa
besace une sorte de planche de vie sur
laquelle il épingle tous les gestes et les petites choses de son commun quotidien, les
renifle, les triture, les observe, jusqu’au dégoût et à l’émerveillement.
Ranger, manger, déféquer, recoudre des boutons, faire cuire du chou, faire
l’amour, vieillir, travailler chez soi, dormir, avoir chaud, avoir froid,
porter des pantoufles, scier du bois…
Mais attention, cette vivisection inspirée
est d’une toute autre volée que les recensements exténués, par exemple, d’un
Philippe Delerm. Tout en circonscrivant l’acte, l’objet ou le spectacle dans
l’indigence où ils s’enracinent, Savitzkaya sait aussi dénuder les fils
nombreux qui les rattachent au cycle plus large de la vie. Le banal est
toujours bruissant d’une musique plus lointaine, la délicatesse flirte toujours avec la putrescence, l’amour, le sommeil et la paix des
ménages charrient des torrents de festins, de glaires et de boue et le moindre déchet est sans cesse sur le point de se transformer en or.
Savitzkaya nous invite chez lui – mais un chez lui qui pourrait bien être chez
tout un chacun – en poète animalier. Il nous introduit dans une bruyante fourmilière
et passe en revue les rouages d’une faramineuse machine à produire de l’amour,
du bonheur et des ordures. Car le cercle des proches, si on sait l’observer, ne
saurait se limiter à ma femme et à mes enfants. Les objets avec lesquels nous
interagissons ont également droit de cité, de même que le chat, les souris, les
cloportes. Et derrière tout ce que nous mettons à cuire et fumer pour partager
nos repas entre ogres du même sang (on trouvera dans ces pages des passages
magnifiques sur les joies barbares de la cuisine familiale…), il y a aussi tout
ce qu’il faudra évacuer de restes, de reliquats, de surplus.
« Au
plaisir de manger s’ajoute toujours le souci de faire disparaître les restes,
d’une manière ou d’une autre, et diligemment encore. Les encombrants reliefs du
bonheur ont leur place juste à côté de nous et aucune distance, aucune
palissade, aucune profondeur ne nous les feront ignorer et oublier. Chaque
maison devrait posséder son petit (ou grand) dépotoir privé, jouxtant le jardin
de roses. Le fumier a sa place dans la belle cour, juste sous les fenêtres de
la salle à manger. Il y a des délicatesses à proscrire, un odorat à éduquer et
un œil à préserver des voiles de vapeur. »
Rien de tapageur,
pourtant, dans ces considérations, juste un effort déployé pour prendre la
mesure du vivant, embrasser ce qui fait chair et sens
dans et autour de nous. On se laisse alors emporter dans un passage en revue
qui agit comme un déferlement. Peler des pommes, laver des verres, peindre,
repeindre, gratter la terre, Savitzkaya revisite chaque recoin d’un antre où
grouille la vie, une vie qui est indistinctement félicité et survie,
enchantement et promesse de pourrissement.
Il nous rappelle, d’une plume à la fois alerte et rustre, que tout
devrait nous ébahir. Certains objets portent encore en eux des histoires
anciennes et gorgées de sang. Que dire, par exemple, d’une
fourchette ?
« Jadis,
lorsque nous étions des ogres et que nos bouches étaient grandes et profondes
comme des fours de boulanger, nous utilisions des fourches pour y jeter les
énormes pièces de viande. Il a fallu ensuite adapter l’instrument à notre
appétit. »
Si tout ce qui nous
entoure ne saurait être soumis à de telles excroissances, le tour du
propriétaire que nous effectuons avec Savitzkaya est un voyage à part entière.
Il y a dans la prose qu’il nous offre ici une vaine à la fois sensuelle et
rabelaisienne, une sorte de musique dionysiaque. L’univers domestique et
familial prend des dimensions cosmogoniques. L’espace privé agit comme un
tourbillon qui entraîne tout à sa suite et nous nous laissons nous-mêmes entraîner avec
un plaisir rare.
Certes, rien n’est plus sûr que le délitement qui menace de
toutes parts dans nos meubles et nos os qui craquent et auquel chaque chose et chacun finit toujours par se soumettre.
Mais il arrive parfois, à force de brasser et malaxer ce avec quoi il nous faut
constamment composer, que l’on parvienne à une forme d’équilibre. L’autre nom
du bonheur domestique selon Savitzkaya :
« La
félicité peut se définir comme un espace vide de venin ou de matière funeste.
Il s’agit d’un espace dans le temps où toute matière possède cette complexion
riche, comme fermentée et immédiatement assimilable quelle qu’en soit la
forme. »
Alors sourions, nous
sommes en vie.
Eugène Savitzkaya, En vie. Editions de Minuit. 1994.
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