jeudi 13 septembre 2012

> William Langewiesche : le ventre de New-York

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Il y a onze ans déjà, l’effondrement des tours du World Trade Center inaugurait une série de béances, de discours, d’alibis et de traumas. Au-delà de ces images, inscrites pour longtemps dans nos mémoires cathodiques, quelque chose prenait fin.  Témoignage ultime et spectaculaire de la montée en force d’une nébuleuse islamiste qui donnait là la preuve tout à la fois de sa détermination et de sa puissance stratégique, cet événement marquait aussi la fin du rêve d’immunité de la plus grande puissance militaire du monde. Derrière le fanatisme qui les frappait en plein cœur, les Etats-Unis payaient peut-être aussi – ou  faisaient payer à des centaines de leurs citoyens innocents - le prix d’une arrogance politique de longue date. Difficile, pourtant, de ne pas ressentir une empathie immédiate et insupportable avec ces hommes et ses femmes qui se laissaient glisser le long des tours enflammées, alors même que leur mort inutile allait justifier une guerre absurde agrémentée de son florilège de « raisons d’Etat ». Difficile de supporter les réactions islamophobes occasionnées par ces attentats, tout comme à l’inverse la transformation par certains de cette date du 11 septembre en jour de Sainte-Victoire contre les puissances du Mal. Dans la logique perdant-perdant, tous les coups allaient être permis. Entre Guantanamo, qui nous ramenait à l’âge de pierre des Droits de l'Homme, la circulation sur de nombreux marchés d’Afrique et du Moyen-Orient de tee-shirt arborant le visage de Ben Laden devant les tours en feu et les théories du complot relayées sur Internet qui développèrent l'idée d'un attentat forgé de toute pièce par le gouvernement américain lui-même, l’espace laissé à la raison allait se faire étroit...
En attendant, le lieu même de cette destruction allait susciter des phénomènes d’attraction et de répulsion variés et passer par différentes étapes avant d’aboutir à ce Mémorial lui-même ajointé depuis le 30 avril dernier au symbole viril d'une reconstruction : le One World Trade Center, un gratte-ciel, c’était couru, qui s’octroie à nouveau la palme verticale du ciel new-yorkais.

Au milieu de ce faisceau de symboles, de drames humains, d’aberrations, d'orgueils, de tensions politiques, idéologiques et religieuses, le livre de William Langewiesche, American Ground, enfin traduit en français, apporte un éclairage unique et singulier de par l’apparente humilité de son intention : il raconte la déconstruction des ruines du World Trade Center au lendemain des attentats. La première étape d’un travail sur le lieu de l’événement : un travail de déblaiement, mais de déblaiement hors normes. Si le nom d’Oussama Ben Laden n’apparaît pas une seule fois dans le livre de Langewiesche, on connaîtra à la virgule près le nombre de tonnes de béton et d’acier qu’il a fallu déplacer, le nom des engins utilisés à cette fin, les hommes qui se sont improvisés chef de projet de ce chantier historique… Il faut d’abord entrer dans ce livre avec un casque d’ouvrier du bâtiment. C’est un travail de journaliste, sans parti pris et sans pathos, à la fois précis et au long souffle. On sera pourtant bientôt surpris, au cœur de cette immersion dans les gravats, les égouts, la poussière, les ordres, les contre-ordres et les périmètres de sécurité, de retrouver, mais par un angle encore rarement envisagé, tout ce qui fait sens : le poids du deuil, la valeur de la chair, les conflits d’intérêt et de symbole… Paru en 2003 aux Etats-Unis, American Ground est le fruit d’un travail de terrain intelligent et entêté porté par une plume proche de celle des grands non fiction writers américains. Et un voyage inédit dans le ventre disloqué du New-York de septembre 2001.


Derrière un paysage, si l’on en croit tous ceux qui l’ont eu sous les yeux, digne de l’Enfer de Dante, les ruines fumantes des Twin Towers pouvaient, dès le 12 septembre 2001, être objectivement ramenées à ceci : un million et demi de tonnes de débris. William Langewiesche nous raconte comment cette chose inconcevable s’est transformée en quelques mois en un «trou propre». Ground Zero, considéré comme une place nette avant « autre chose » fut d’abord le dernier maillon d’une série de manœuvres insensées, le lisse moignon obtenu à l’issue d’une opération démesurée de désenchevêtrement. Le guide du routard / New-York 2000/2001 (un collector…), rappelait au touriste assoiffé d’impressions fortes que le béton concentré dans les tours du WTC (qui se visitaient encore) aurait permis de couvrir, utilisé comme seul revêtement, une route reliant la Terre à la Lune. Langwiesche apportera bien d’autres précisions et notamment celle-ci : l’armature des tours reposait sur deux cent mille tonnes d’acier structurel, deux cent mille tonnes d’acier pur, pour les seules colonnes et poutrelles. Invisible et dressé dans le ciel, ce n'était pas sans effet ; mais mis à nu et jeté à terre, il y avait soudain de quoi faire tourner de l’œil le plus aguerri des entrepreneurs en bâtiment.
 
Dès le lendemain des attentats du 11 septembre, Langewiesche s’est rendu sur place et y est resté. Il a d’abord, dans le désordre le plus total qui régnait sur les lieux, fouillé, relevé, noté. Il a fait des listes, à l’aveugle, s’est improvisé des perchoirs sur des pans d’immeubles tranchés, a découvert des dessins tristes, des slogans anti-musulmans laissés par des pompiers, des fourchettes tombées du ciel immaculées. Mais il a surtout très tôt, cherché à comprendre comment ce vaste chantier de l’après 11 septembre était en train de se mettre en branle, il a interrogé, suivi, regardé, assisté à des débriefings, à des prises de gueule et de décision, sans relâche, durant les quelques mois qu’ont duré ces extractions et ces camionnages pharaoniques.
 
Pour comprendre comment on en est (matériellement…) arrivé là, Langewiesche opère un fécond retour en arrière sur les phases de collision et d’écroulement des tours. On pourra prendre la mesure de quelques phénomènes aussi éclairants que surprenants et, par exemple, essayer de se figurer comment un bâtiment a été « capable d’engloutir un 767 entier, et de le freiner pour le faire passer d’une vitesse de neuf cent cinquante kilomètres par heure à l’arrêt complet sur seulement soixante-quatre mètres »
 
Chacun des deux chocs est analysé avec force détails et William Langewiesche s’efforce de nous faire comprendre avec précision comment chacune des tours a pu s'effondrer et s’est effondrée, répondant par avance à toutes les théories du complot non encore formulées et à leurs implacables présomptions de « dynamitage en sous-sol . On sera peut-être étonné d’apprendre (par quelles très sérieuses voies de conséquence, vous le découvrirez vous-mêmes) que la tour sud doit presque exclusivement son affaissement sur 410 mètres aux ramettes de papier que contenaient ses bureaux...
 
Mais c’est sur l’après-désastre que se concentre bien sûr American Ground : la réouverture de Fresh Kills, la déchetterie de Staten Island, seul lieu possible d’entreposage et de « tri final » des débris de métal et de pierre des tours à une distance raisonnable du sud de Manhattan ; le déploiement, sur le site des attentats, des excavateurs Diesel les plus lourds du monde au prix d’aménagements considérables pour que le sol même des artères de New-York puisse les supporter ; les risques imminents (et jamais rendus publics) d’inondations dévastatrices des réseaux de transports souterrains de la ville auxquels ont dû faire face les ingénieurs et les équipes en raison des dégâts provoqués dans le périmètre des fondations des tours ; la manière spontanée et non régulée dont quelques hommes ont « pris la main » sur cet immense chantier de déconstruction, en raison notamment de l’urgence dans laquelle il fallait commencer à déblayer ; le portrait, le parcours, le travail et le style de chacun d’eux, toujours à la fois engagé mais aussi intéressé à tirer un certaine épingle du jeu ; les décomptes macabres et la présence humaine qu’il faut, en plusieurs étapes, absoudre de la matière qui pourrait la confondre ; le dernier voyage des colonnes d’acier tronçonnés du World Trade Center vers l’Inde ou la Chine parce que le recyclage coûte trop cher aux Etats-Unis…
 
La somme de ce que l’on apprend à chaque page de ce livre est trop importante pour tenter de pousser plus loin le recensement. On notera toutefois encore quelques points forts de ce livre :
 
Si la part technique de l’ouvrage n’est pas négligeable, jamais l’on ne s’y ennuie. William Langewiesche n’a pas peur de nous conduire assez loin dans les méandres de l’extraction, du déblaiement, de la réduction ou du transport des matériaux de tout crin. Il est parfois question de cinétique, de combustion, de physique, de refroidissement, de pulvérisation, de déflagration… Il sait pourtant garder un effet de récit étonnant à travers les informations qu’il nous fournit, à travers ses descriptions et ses analyses. Son approche est informative et journalistique mais sa langue, aussi peu littéraire soit-elle, est belle, rythmée, précise.
 
 La dimension humaine du désastre  ressurgit également très vite au cœur de ce chantier. D’abord parce que l’urgence de ce travail de déblaiement a d’abord été dicté, durant les premiers jours, par l’espoir de sauver des vies humaines. Espoir très vite déçu, à quelques infimes exceptions près. Ensuite parce qu’un colossal travail de détection de corps humains a été conduit, conjointement aux manœuvres d’extraction. Mais il n’a pas toujours été facile de mener de front cette double injonction. Des objectifs, des contraintes, des intérêts et des rythmes différents se sont alors opposés. Des guerres de clan se sont peu à peu éveloppées, entre les ouvriers du bâtiment harassés et pressés d’en finir, les pompiers devenus un temps les héros médiatisés et victimisés à l’excès des attentats du 11 septembre, les civils, dans l’incapacité psychologique de ne plus prêter corps à leurs morts, pourtant objectivement réduits à l’état de restes infimes sous la lentille des microscopes de la morgue de New-York. L’espace de ce qui allait devenir Ground Zero est un peu devenu une arène, un lieu où dans l’immense combat mené contre la matière effondrée des tours, se sont engagés des rapports de force, des enjeux de pouvoir, où se sont opposées des souffrances et des crispations corporatistes.
 
En nous introduisant dans cette sorte de parenthèse entre le temps du désastre des attentats du 11 septembre et celui de sa mémoire instituée, William Langewiesche  nous a ici laissé le récit dense et précieux d'un épisode qui aurait sans cela été largement voué à l'oubli.
 
 
 
 
 
 
 
William Langewiesche, American Ground. Editions du sous-sol 2011.
 

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