vendredi 20 janvier 2012

> Un homme qui boit

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D’aucuns penseront peut-être qu’une petite touche de légèreté aurait été de bon ton après les dernières suggestions de lecture postées sur ce blog. J’y songeais…jusqu’à ce que me passe entre les mains Le son de ma voix, de l’écrivain écossais Ron Butlin. Premier livre porté au catalogue des éditions Quidam, la traduction de ce roman écrit à la fin des années 80 date de 2004 et a été rééditée l’année dernière.

Le son de ma voix nous immisce dans la peau de Morris Magellan, cadre dirigeant au sein d’une entreprise prospère. Il est marié à une femme qui l’aime, il a deux enfants, une grande maison agréable où l’on peut pique-niquer dans le jardin et quand il se regarde dans la glace, il lui arrive de se souvenir qu’il «fait 40.000 livres par an». Il a trente-quatre ans et se présente comme le produit type de ceux à qui le libéralisme des années Thatcher a souri. Pourtant Morris Magellan abrite une fêlure qui constitue le fil rouge de sa vie et par laquelle s’échappe toute son existence : appelons-la l’alcool. Nous n’assisterons pourtant pas plus à sa chute qu’à sa rédemption. Dans le temps de ce roman, il ne perd ni son travail ni sa femme, il ne tue personne et ne se suicide pas. Plus terrible encore, on le voit simplement s’efforcer de mettre un pied devant l’autre, tel un Sysiphe déglingué, dans un monde qui est devenu pour lui une arène où chaque geste, chaque comportement crédible, se gagnent de haute lutte. Tout passe par les yeux du personnage et le lecteur navigue en apnée dans les méandres de sa noire solitude. L’écriture de Butlin est admirable de précision et de justesse. Elle épouse, sans psychologisme ni embardée, les dérèglements quotidiens d’une conscience qui n’est plus que sa propre faille. Parmi les romans qui tournent autour de l’addiction à l’alcool, Le son de ma voix est sans doute l’un des plus saisissants qui aient été écrits depuis Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry.



 
Récit à la seconde personne, Le son de ma voix suscite d’emblée cette empathie mécanique que l’on connaît bien. Le narrateur s’adresse à lui-même tout en donnant au lecteur l’impression d’endosser, pour le meilleur et pour le pire, le costume du personnage. Parmi les romans qui recourent à ce choix d’écriture on songera ici plus particulièrement à Un homme qui dort de Georges Perec, avec lequel le récit de Butlin partage certains accents.

 
«Tu as trente-quatre ans, et déjà aux deux tiers détruit. Quand tes amis et tes collègues en affaires te rencontrent, ils te serrent la main et disent « Salut, Morris ». Tu réponds « Salut », généralement en souriant. A la maison, ta femme et tes enfants – tes accusations comme tu les appelles – t’aiment et ont besoin de toi. Tu sais tout cela, et tu sais que cela ne suffit pas.»

C’est avant tout l’histoire d’une dépossession qui nous est contée. L’histoire d’un homme qui joue à être lui-même, à réduire l’écart entre ce qui est attendu de lui et ce qu’il est vraiment. Ce vide, l’alcool le comble tout autant qu’il le creuse. Il est tout à la fois le mal et sa solution et retient le sujet à l’intérieur d’un cercle dont il ne peut sortir, le place au cœur d’un processus tautologique et vertigineux. C’est donc une existence placée sous le signe d’une théâtralité sans exubérance que Morris Magellan se voit contraint de vivre.

«Toi, tu n’as jamais été accepté, ni essayé de l’être ; toi tu n’as jamais aimé, haï ou été en colère. Au lieu de tout cela, tu as connu seulement les angoisses du spectacle : ne pas faire ne serait-ce qu’une erreur en oubliant une phrase ou en manquant une réplique.»

Aussi, la vie de Morris Magellan consiste-t-elle en un effort quotidien pour tenir son rang. De père attentif, de mari aimant, de cadre responsable. Mais le ver est dans la pomme et, malgré la débauche d’énergie déployée, le rang n’est pas tenu. Le récit se déroule sur deux plans, celui du foyer et celui du travail. La vie familiale se résume pour Magellan à tenter de préparer un petit-déjeuner à ses enfants, à se souvenir d’une invitation, à organiser, du mieux qu’il lui est possible de le faire, des moments de convivialité avec les siens. A se tenir en équilibre sur le fil raide de la vie entre deux cuites. A broder dans les règles autour du seul temps qui compte : le temps de boire. Parfois ça marche, souvent non. Sur le versant professionnel, Magellan occupe un poste à responsabilité dans une grande biscuiterie écossaise. Il est compétent, expert, ce qui lui permet de tenir encore la barre. Mais on sent aussi qu’il n'y est plus. Il y a ces moments de vide qu’il passe devant sa fenêtre à regarder le va et vient des camions qui chargent et déchargent les produits. Les oublis qui s’insinuent dans ces rapports écrits, les propos décalés qui s’infiltrent de plus en plus souvent dans les échanges qu’il mène avec ses interlocuteurs. Il n’est plus en mesure de percevoir la juste mesure des situations, et se transformera même, par mésinterprétation de quelques gestes, en harceleur ridicule auprès de sa secrétaire.

La force du roman de Butlin tient à de nombreux choix et effets. Elle réside d’abord dans une certaine forme de mesure du personnage. Morris Magellan n’est pas un alcoolique violent. Il ne fait pas d’esclandre, de scandale. Il se promène simplement au bord du vide, ad nauseam, et ses ratés sont rarement spectaculaires. Et pourtant il s’enfonce irrémédiablement.

L’autre singularité du récit tient au fait que nous habitons la réalité dans laquelle le personnage s’enlise. Nous dérivons avec lui sans autre forme de distance que celle que nous décidons de maintenir. Le regard que les autres portent sur lui ne nous parvient que par leurs paroles, leurs gestes mais surtout par la façon dont nous le regardons nous-mêmes. Certes, le procédé n’est pas nouveau mais la focalisation interne est ici d’une efficacité redoutable. Nous collons aux doutes du personnage, à ses dérèglements, à sa logique vacillante. Nous buvons la tasse avec lui.

Plus largement, c’est le style de Ron Butlin qui fait de ce livre un grand roman. L’écriture est à la fois précise, retenue, sans pourtant poser de limite à ce qu’elle explore. Elle nous fait entrer dans la subjectivité du personnage, sombrer avec elle, sans jamais céder à la tentation du lyrisme, de la désarticulation du langage ou du brouillage des pistes. Cette voix livrée à elle-même ne joue ni la carte de l’autisme poétique débridé ni celle de la froide neutralisation des sentiments.




 
Les actes les plus banals de la vie prennent la forme d’un exercice d’équilibrisme que rend notamment le suremploi des infinitifs.

«Manteau. Fermer la porte du bureau et traverser l’espace paysager, l’ascenseur, les portes vitrées, l’allée et le portail principal.»
«Puis la maison. La lumière dans la chambre. Ouvrir la porte et monter une volée de marches qui se déformaient d’un côté à l’autre dans la chaleur du soir d’été.»

«Trois étages jusqu’en bas, deux marches à la fois, puis prendre un autre couloir avec deux salons d’attente : rideaux, fauteuils, tables basses et magazines. Passer les grandes portes vitrées et dehors.»
«Monter les escaliers trois par trois.[…]Puis se sortir des vêtements de la journée et entrer dans la salle de bain attenante pour un rasage et un coup d’eau sur le visage.»

Ces tournures semblent endosser une fonction auto injonctive, comme si la vie de Magellan se réduisait à une recette de survie placée à chaque instant au-devant de lui.

Peu d’écrivains ont su avec autant de justesse nous faire voyager de l’intérieur dans l’ébriété d’un personnage. Le malaise que procure le besoin d’alcool, les moments d’apaisement mêlé de honte, la nausée en lutte contre l’espace et les objets, l’effort physique pour produire un parole correctement articulée, les joutes permanentes entre euphorie et sentiment d’abandon, la confiance soudain abusive en soi et les redescentes amères… Il faut lire Butlin pour en sentir ou en retrouver toute la teneur.

Ce voyage semble sans fin et le nom du personnage n’a pas été choisi au hasard.

«Tu as enfin atteint la marche d’en bas : tu dois aller à la rescousse de toi-même, poser chaque pied chaque fois, faire attention de ne pas marcher en cercles de plus en plus larges. Qui porte ton nom, tu ris presque tout haut, a déjà navigué tout autour de la Terre. Tu dois constamment te forcer à aller de l’avant, les mains tendues devant toi. Si le cognac ne vient pas au voyageur en détresse, alors le voyageur en détresse, tu ris presque tout haut…»


Le mal, toujours, vient de plus loin que l’alcool. La figure du père, qui occupe les premiers chapitres du livre, offre ici un point de départ possible à cette ligne de fuite. Un rendez-vous manqué dont la trace forte et discrète ressurgira à la fin du roman.

Derrière le voyage de Magellan transparaît également un autre arrière-plan. Celui du libéralisme thatchérien des années 80. Le vertige éthylique du héros de Butlin fait parfois un peu songer à celui, criminel, de Patrick Bateman dans American Psycho. Le trait est moins appuyé mais l’arrière plan est bien là. Irvine Welsh, l’auteur de Trainspotting (porté à l’écran dans le film mythique de Danny Boyle), défendit bec et ongles la parution de ce livre et nous rappelle, dans une courte et éclairante préface, tout ce que ce texte pouvait avoir de subversif et de singulier dans le contexte de l’époque. Les romans « contestataires » anglais et américains de cette période mettaient avant tout en scène des loosers. Des exclus du système pour qui l’alcool, à côté d’autres excès, constituait l’expression d’un malaise, tout autant qu’une alternative trash à une société vidée de sa substance. Mais ils se situaient de l’autre côté de la barrière. Ils pouvaient donc encore nourrir l’espoir secret d’accéder au bonheur et, pourquoi pas, à la réussite matérielle. Morris Magellan possède tout ce qui manque aux héros de l’underground. Ni l’argent ni l’amour ne lui font défaut. Pourtant, ça ne colle pas. Et cette solitude-là nous renvoie de manière encore plus violente, car elle prend corps à l’intérieur même du système, la détresse d’une société nettoyée de ses valeurs spirituelles.

Alors comment faut-il que tout cela finisse ? Butlin nous offre une fin qui n’est pas celle qu’un instant, nous aurions pu attendre. A la chute fracassante et définitive dans le vide et la mort, frôlée dans les dernières lignes, il préfère la promesse amère du cycle. Morris Magellan est toujours parmi nous.










Ron Butlin, Le son de ma voix. Quidam éditeur. 2011. Traduit de l’anglais par Valérie Morlot.


Images : 1) Equilibriste (source) / 3) Homme seul (source) / 4) Ron Butlin (source)

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