dimanche 29 janvier 2012

> Sami Sahli : tant va la cruche...

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Quand j’ai trouvé dans ma boîte aux lettres le dernier opus de Sami Sahli, auteur que je ne connaissais pas, j’ai d’abord pensé qu’il s’agissait d'un livre de jeunesse au ton légèrement décalé. Les enfants sont des cruches sonnait comme la première phrase d’une comptine aigrelette. Je ne sais pas pourquoi, ce titre m’a rappelé le passage d’une vieille chanson de Souchon : « les filles sont des cloches... ». De toute évidence ce n'était plus cette fois la sentence d'un garçon de dix ans  qui n'a pas voulu grandir, mais peut-être celle d’un père désabusé, dont j’allais suivre les périples à travers les yeux d’un gamin farceur et triste. La belle illustration de Maiwenn Vuittenez qui figure sur la couverture pouvait encore faire illusion.

Les enfants sont des cruches n’est pourtant pas un livre pour enfants, même s’il y est beaucoup question d’enfance. C’est un livre à la fois sombre et léger, où se déploie une prose sur le fil du rasoir. Par le ton, vaguement détaché, on pourrait croire que Sami Sahli promène son personnage à la surface des choses et de lui-même. Mais c’est en sous-sol qu’on déambule. Le sexe, la mort, la tentation du vide, le sentiment d’avoir été inventé à côté de soi-même, sont autant de leitmotiv de ce récit vagabond. Sami Sahli nous brosse en une trentaine de brèves histoires, le tableau possible d’une vie vécue-rêvée où le «non sense» est à chaque fois le plus court chemin vers ce qui fait sens. Les enfants sont des cruches est un texte dont les accents parfois cocasses ne masquent jamais la mélancolie. Et il s'en dégage une petite musique, grave, singulière, accordée au plus juste.


Il y a Monsieur et, à l’occasion, Madame.

Monsieur a décidé d’être une poule. Car «vivre dans la réalité c’est en quelque sorte vivre sans se soucier de la taille – une chance sur mille de tomber juste – c’est prendre les choses comme elles viennent, or elles viennent mal, vous viennent en pleine figure […]».

Monsieur, persuadé d’avoir été dévoré par son père lorsqu'il était enfant, s'égare dans une forêt. Il joue les Petit Poucet à reculons et suit les petits cailloux blancs qui le mènent sur le seuil de la porte derrière laquelle ses parents sont occupés à essayer de l’enfanter.

Monsieur promène son sexe en laisse dans la rue et l’attache à un poteau pour entrer dans une boutique. Une vieille dame trop attendrie sera mordue. Il y aura des aboiements, des dégoûts, des indignations, mais les sexes un instant séparés de leurs maîtres finiront par les retrouver.

Monsieur reçoit chaque année d’une femme unijambiste qu’il a croisée dans une soirée six ans plus tôt, la sandale correspondant à son pied manquant, accompagné d’un petit mot.

Monsieur et Madame se font prescrire des maisons par leur médecin, sans jamais trouver celle qui leur convient et finissent par se noyer tous deux dans les larmes de Madame.

Monsieur rencontre une femme dont la chevelure lui rappelle quelque chose de l’arbre qu’il a vu le matin même, le lierre de «la mort dans la joie de vivre».

La mère de Monsieur lui apparaît souvent en rêve sous la forme d’une chienne. Aussi imagine-t-il d’organiser des combats de mère : «de même que le chien de combat est une prolongation du corps du maître, la mère de combat serait une prolongation du corps du fils».

Monsieur, rentrant un soir chez lui, trouve inscrit sur sa porte ces quelques mots empruntés à un passage du journal de Kafka : REFLECHIR AU SAUT-PAR-LA-FENETRE. Est-ce le voisin qui est l’auteur de cette injonction morbide, ou est-ce Kafka qui veut assassiner Monsieur parce que Monsieur le lit ?

On assistera aussi à une cocufiction, à une variation autour d’une nature morte du peintre allemand Jan Peter Tripp, à une conversation avec des murs… Monsieur se pose encore beaucoup de questions au fil de ces pages : une haine peut-elle être trahie, comme un amour peut l’être ? N’est-ce pas lui-même, dont Monsieur attend le retour dans cette gare où il ne sait plus qui il est venu chercher ? La vie ne serait-elle pas une sorte de Big-Bang inversé ? Les pères, en effet, rétrécissent jusqu’à tenir dans la poche de leurs fils qui à la fin les avalent par mégarde et ne peuvent les libérer et s’en libérer qu’en les vomissant.



 
Il y a quelque chose comme un effet de «très loin/très près» dans la prose de Sami Sahli. Ses récits nous entraînent sur la pente d’une forme particulière d’intimisme fantastique. Le basculement dans l’étrange, le déroutant, ne marque pas tant un passage de l’autre côté du miroir que la radicalisation d’un voyage intérieur. Mieux se perdre dans ce qui nous fait défaut pour, qui sait, peut-être parfois mieux se retrouver.

En fin d’ouvrage, l’auteur nous livre une note d’intention qui rattache les histoires que nous venons de lire à une tentative de consolation et de renaissance. Une volonté de renaître ailleurs que là où la vie nous a indûment déposé. Essayer de revivre sa vie dans un vêtement à la bonne taille.

Parmi les échos littéraires que pourra produire la poésie si particulière de Sami Sahli dans Les enfants sont des cruches, il y a un personnage qui s’est souvent présenté à moi durant cette lecture. C’ est le Plume de Michaux, cet autre arpenteur d’une vie trop grande pour lui, d’une réalité mal ajustée, dans les plis inconfortables de laquelle il faut s’inventer un chemin tout en dérisions et catastrophes minuscules.

Mais le voyage de Sami Sahli n’a pas commencé avec ce dernier livre. Et la première chose que l’on se presse de faire quand on a lu celui-ci en premier c’est d'aller lire les deux précédents ouvrages de l’auteur. On s’étonne alors, en faisant le chemin à l’envers, de découvrir à quel point les histoires que l’on trouve dans Les enfants sont des cruches se sont délestées d’une couche de noirceur. Cent grammes de suicide et l’Entonnoir des saisons, deux autres très beaux textes, sont plus désespérés, plus rugueux dans la mélancolie, plus bukovskiens. Rétroactivement, on trouvera presque une forme d’ironie apaisée dans Les enfants sont des cruches, une écriture qui, sans avoir renoncé à avancer sur des planches qui vacillent, s’y promène d’un pas plus souple.

En cherchant bien, on trouvera même quelques voies de sortie pour s’arracher au puits sans fond où l’on se promène. On sait comment finit la fable : tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse. Eh bien, ce n’est peut-être pas ce qui peut lui arriver de pire. Quand on saura ce que Sami Sahli entend par «les enfants sont des cruches», on verra que la jarre a besoin de renaître de ses fêlures comme le phoenix de ses cendres.

Finalement, ma première impression n’était peut-être pas si fausse. Il y a bien dans ce livre quelques leçons que les enfants pourraient grapiller au passage, dussent-elles ne pas plaire à tout le monde. Comme ce conseil donné à la chèvre de Monsieur Seguin de ronger promptement sa corde. De se jeter dans la gueule du loup de la vie, plutôt que de crever vivante assise au piquet.

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A lire aussi sur le blog l’Anagnoste :
Et un article plus ancien sur le blog de Romain Verger consacré à L'entonnoir des saisons.



Sami Sahli, Les enfants sont des cruches. Editions Presque lune. 2011


Images : 1) De la corneille et de la cruche (source) / 3) Wilfried Hoffacker (source) / Chèvre (source)

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