vendredi 23 décembre 2011

> Le baiser mis à nu

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C’est parfois en marge des concepts traditionnels et des coupes synchroniques convenues que nous attendent les plus vives surprises et les révélations qui mettent les esprits en branle. Chaque année, plusieurs essais paraissent qui prennent pour objet quelques laissés pour compte de la philosophie, de l’histoire ou de la sociologie. Le dégoût, le poil, les odeurs, le toucher sont autant de biais possibles pour repenser, sous des angles nouveaux, notre rapport au corps, aux autres, à la société ou au pouvoir.
Dans la liste des ces «presque rien», il est une pratique vieille comme le monde qui n’avait pas encore eu droit à son arrêt sur image et sur laquelle Alexandre Lacroix, essayiste, romancier et directeur de rédaction de Philosophie Magazine a décidé de se pencher : le baiser.
Contribution à la théorie du baiser est un essai enlevé qui, sans nécessairement prétendre à l’exhaustivité, nous propose une immersion pleine de sensibilité et d’intelligence dans la sphère peu explorée du french kiss. L’auteur mêle à une série d’investigations dans les champs de la philosophie, de l’histoire, de la peinture, de la littérature, du cinéma, ou de la psychanalyse, un libre retour réflexif non dénué d’humour sur quelques épisodes de son vécu amoureux. Et au final, c’est sur un bien joli plateau que nous revient cet impensé philosophique et ce parent pauvre, amer ou savoureux, de l’érotisme.



Le baiser est-il un bien commun à toutes les cultures ? Depuis quand s’embrasse-t-on ? Pour quelle(s) raison(s) ? Vous ne vous êtes jamais posé la question ? Voilà qui tombe bien, Alexandre Lacroix l’a fait pour nous et il nous apporte même quelques réponses.

Si un certain nombre de  militants du déterminisme naturaliste n’ont pas manqué de voir dans nos patins langoureux la résurgence de pratiques animales anhistoriques allant de la becquée avine aux entrelacements baveux des limaçons en passant par le bouche à bouche des mères nourricières bonobos, rien pourtant n’est moins culturel que le baiser. L’absence de cette coutume du baiser sur la bouche semble attestée, jusqu’à une certaine période tout au moins, dans différentes régions du monde (Tahiti, l’Afrique subsaharienne, le Japon…). De charmantes variantes ont parfois été relevées et ici ou là on préfère s’embrasser délicatement les cils, ou respirer la peau du visage du partenaire. Certains lecteurs pourraient être surpris par ces restrictions géographiques que d’aucuns jugeront non avérées… Oui mais voilà, les baisers voyagent, les pratiques s’exportent (la force de frappe du cinéma hollywoodien aura sans doute été un vecteur non négligeable de ces déplacements) et ce qui pouvait être vrai hier ne l’est plus nécessairement aujourd’hui.

Le baiser, aux origines peu sûres, figure déjà sur certains bas-reliefs de temples indiens datant d’il y a trois mille ans et, plus près de nous, au IVème siècle avant Jésus Christ, le Cantique des Cantiques le met encore à l’honneur. Dans l’Empire Romain, le baiser fait l’objet d’une tripartition codifiée entre le basium, «contact des lèvres sans intromission de la langue» échangé entre membres d’une même famille, l'osculum, entre membres d’une même corporation ou d’un même ordre social, et le suavium, «baiser langoureux et lascif se donnant la bouche ouverte».

Contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer, les premiers chrétiens l’ont d’abord encensé sous l’appel enthousiaste de Paul de Tarse dans son Epître aux Théssaloniciens. Et il aura suffit de son injonction fondatrice ( «Saluez-vous les uns les autres par un saint baiser. Toutes les Eglises de Christ vous saluent» ) pour transformer rapidement les premières assemblées chrétiennes en un pandémonium d’agapes pré-woodstockiennes auquel Innocent III mettra un terme en abolissant l’usage du baiser dans l’Eglise catholique plusieurs siècles plus tard. Il ne restera bientôt plus de cette période de sainte folâtrerie que quelques échos aseptisés dans des pratiques telles que le baiser aux mules du pape, aux anneaux de l’évêque ou aux reliques des saints.


C’est encore nimbé de cette dimension sacrée que le baiser refait florès dans le champ des amours humaines à la Renaissance, et ce essentiellement à l’initiative de deux poètes et humanistes largement oubliés aujourd’hui et qu’Alexandre Lacroix rappelle à notre bon souvenir : Jean Second et Fransesco Patrizi.

Le premier déploie une suite poétique qui fera date, Basia (Les Baisers), et promeut ce geste encore jamais chanté comme tel en «pierre angulaire de l’amour». De nombreux poètes (au premier rang desquels figure Ronsard) le reprendront, parfois littéralement, sans nécessairement le citer.

Fransesco Patrizi rédige quant à lui un essai (peut-être le seul jamais exclusivement consacré à la question) : Il Delfino (Du baiser). Patrizi, sorte de génie autodidacte et d’érudit pluridisciplinaire, s’interroge en philosophe sur «la curieuse douceur du baiser». S’il développe d’abord des thèses d’obédience néoplatonicienne sur la question, il aborde aussi le problème sur le plan de la physiologie et détourne savamment certaines conclusions des théories en cours à l’époque. Si chez Ficin et quelques autres, la contemplation amoureuse présente le risque d’une perte des fluides vitaux, Patrizi voit dans l’antique suavium le moyen «hydraulique» de rétablir avec bénéfice une saine circulation des fluides. Il sauve ainsi le baiser de la diète prescrite par la philosophie en vogue. Alexandre Lacroix le cite. Voyez un peu :

«Pour cette même raison le baiser avec succion est plus doux que ne l’est celui du bout des lèvres, car non seulement il permet de recueillir les esprits expulsés par le cœur, mais, grâce à la force de la succion, d’en tirer encore beaucoup d’autres dont on se nourrit.»

Nous voilà rassurés.


Mais le baiser devra faire face à d’autres escouades dans sa longue histoire. Et les coups ne seront pas toujours portés par ceux que l’on attendait au tournant. Ainsi, dans son Dictionnaire philosophique, Voltaire lance un réquisitoire progressiste contre le mamour séculaire qui pollue le théâtre et la littérature et recense également la liste des baisers entachés de trahison, tels celui de Judas au Christ ou ceux des conjurés de Rome à César. Pourtant, le baiser survivra à l’ère de la raison triomphante, grâce notamment à deux auteurs majeurs du XVIIIème siècle qui vont fonder, chacun à leur façon, ce que Lacroix qualifie de «nouvelle métaphysique du baiser» : Rousseau et Sade

Si Alexandre Lacroix n'hésite pas à signaler l’obscurité qui entoure les origines historiques du baiser, son investigation lui permet par contre de mettre en relief des âges d’or et des périodes de déclin dans les champs auxquels il s’intéresse.

En littérature, il note un désintérêt croissant pour l’antique bécot à partir du XIXème siècle, émaillé de quelques résurgences prudentes (Flaubert), mièvrement stéréotypées (Albert Cohen) ou sur-conscientisées (Proust). En peinture, on voit se développer une mode du baiser à la fin du XIXème siècle qui s’éclipsera peu à peu après la première guerre mondiale. La tendance pourrait être associé à la montée en puissance d’une certaine bourgeoisie qui délimite à travers la scène de baiser, la part d’intime autorisée à figurer dans l’espace public. Une ligne de démarcation que transgresseront subtilement certains artistes comme Toulouse Lautrec. Pour ce qui est du septième art, l’écrin du baiser resterait sans conteste le cinéma américain des années trente à cinquante et plus précisément les productions hollywoodiennes qui durent se plier aux règles de censure du code Hays entre 1934 et 1954. Là encore, l’érotisme ne pouvant plus légalement se limiter qu’à des scènes de baiser, c'est dans celles-ci qu'allaient se déployer l’esthétisme le plus abouti et les moments dramatiques les plus fort de la narration filmique.



Mais le beau travail d’ Alexandre Lacroix ne se limite pas à une série de recensions disciplinaires. Il donne aussi à penser, à bien des reprises et par bien des façons, la singularité de l’objet qu’il interroge. Et les chapitres qu’il consacre à ses propres expériences y contribuent également. On y trouvera quelques micro-récits autobiographiques qui donnent avant tout matière à penser et dans lesquels l’auteur sait garder une distance et une modestie salutaires. Quelques points saillants chatouilleront bientôt notre sagacité. Le baiser, ne serait-il qu’un préliminaire à l’acte amoureux, affiche pourtant une certaine autonomie et une valeur ajoutée par rapport à celui-ci : irrécupérable dans une seule logique de plaisir sexuel et pourtant lui-même source de plaisir, sans objet pour ce qui est de la procréation, nécessairement consenti (on ne force pas un baiser) et nécessairement partagé (alors que le plaisir sexuel peut bien être solitaire), auréolé d’une forme de supplément d’âme qui peut rendre fou celui ou celle à qui on le refuse quand bien même le reste lui serait accordé… Il relèverait d’une forme de grâce dont on ne s’absout pas si facilement. Le baiser, qu’il soit badin ou follement érotique, échappe aussi à la démultiplication pornographique. Comme le remarque très justement Alexandre Lacroix, même dans la mêlée de partouzes débridées et surnuméraires, on n’embrasse jamais qu’une seule bouche à la fois… Le contraire serait  techniquement envisageable, mais la «scène» pornographique ne semble pas avoir retenu cette déclinaison contre-essentielle du baiser.

L’appel du philosophe, sous un savant bouquet de fleurs bleues qu'épicera sans doute l’abandon final et apothéotique au rainbow kiss, n’est pas sans résonance politique. Ménageons l’inutile don, le geste simple et sacré, l’hubris tranquille du bouche à bouche. On voudrait ajouter : à l’heure du tout-performance où rien n'échappe à la cotation en bourse, à la braderie, à l'évaluation et à la dévaluation, sachons maintenir cet autre cap, et de baisers, ne soyons pas avares.












Alexandre Lacroix, Contribution à la théorie du baiser. Editions Autrement. 2011.


Images : 1) Gustav Klimt, Le baiser (source) / 3) Giotto, Le baiser de Judas (source) / 4) Vivian Leigh et Clark Gable, Autant on emporte le vent (source) / 5) Jane Russell et Gilbert Roland , La Venus des mers chaudes (source).

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