mercredi 12 janvier 2011

> Les heures silencieuses - Gaëlle Josse























Une femme vêtue d’une robe aux couleurs sombres est assise devant son clavecin. On la voit de dos. Un miroir placé au-dessus de l’instrument nous permet d’apercevoir une mince partie de son front mais son visage reste caché. Un autre miroir, plus imposant et placé au centre de la pièce, reflète en arrière plan la silhouette d’une seconde femme beaucoup plus éloignée, probablement une domestique, occupée à laver le sol. Intérieur avec une femme jouant du virginal est un tableau d’Emmanuel de Witte, un peintre hollandais du XVIIème siècle, contemporain de Vermeer. Quelle est cette femme assise à son clavecin ? Pourquoi a-t-elle posé de dos ? Nous n’en savons rien et a priori personne n’en sait rien. Elle appartient à cette grande famille des personnages oubliés ou anonymes qui peuplent l’histoire de la peinture, des personnages que nos yeux croisent dans les musées et qui peuvent nous laisser plus ou moins indifférents, retenir notre attention ou, plus rarement, nous émouvoir au point qu’il nous faudra revenir longtemps les contempler sans jamais cerner tout à fait la source de cette émotion. Ces personnages semblent renfermer des existences en chair et en os, des vies faites de douleurs et de joies dont il nous semble de temps à autre que quelque chose affleure avec une force inouïe.

C’est à l’un de ces affleurements que Gaelle Josse, dans un beau roman paru il y a une semaine aux éditions Autrement, a souhaité s’abandonner. Elle s’empare de la figure fugitive de cette mystérieuse joueuse de virginal, de cette femme qui semble paradoxalement n’avoir souhaité être peinte que pour mieux soustraire aux regards son visage et son corps. Elle lui prête voix à travers les pages d’un journal intime qui s’étend sur à peine plus d’un mois, du 12 novembre au 16 décembre 1667. Peu soucieuse de l’air du temps, Gaëlle Josse tisse ici d’une belle écriture un récit de vie empreint d’un désespoir retenu. Un récit intimiste qui nous introduit par petites touches au coeur d’une époque et d’un lieu (la Hollande commerçante du XVIIème siècle) et nous immisce dans l’une de ces vies minuscules qui font les silences de l’histoire. Car derrière cette existence cousue de brefs bonheurs mais surtout de drames et de sacrifices vécus pour soi, dans l’ombre d’une société qui ne les entend pas encore, c’est aussi une évocation poignante de la condition féminine au XVIIème siècle qui se fait jour.





« Je m’appelle Magdalena Van Beyeren. C’est moi, de dos, sur le tableau. »

C’est ainsi que s’ouvre le journal de la femme de Pieter Van Beyeren, l’administrateur de la compagnie néerlandaise des Indes orientales à Delft. Entrée dans un tableau insolite d’ Emmanuel de Witte et entrée dans l’intimité d’une femme en son temps.

Si la narratrice de ce journal revient brièvement sur cette commande qui l’a amenée à poser devant la palette d'un peintre de Delft, elle laisse encore dans l’ombre les raisons qui l’ont poussé à y apparaître de manière si peu conventionnelle.

« J’ai souhaité figurer de dos sur ce tableau. Une étrange requête, a-t-il semblé à mon mari. Voyant que cela me tenait à cœur, il y a finalement consenti, et n’en a pas cherché les raisons. Sa demeure et ses meubles devaient être convenablement montrés, c’était là son seul vœu, le reste n’étant que bizarrerie sans conséquence. »

De cet artiste qui « a su faire deviner sa présence derrière les courtines, avec un simple vêtement et une épée posés sur un siège devant le lit », on n’apprendra finalement peu de choses. L’histoire, elle, nous enseigne qu’ Emmanuel de Witte, avant d’être reconnu comme l’un des maîtres de la peinture hollandaise, fut tout au long de sa vie empêtré dans des soucis d’argent et ne peignit quasiment que sur commande des tableaux qu’il vendait quelques centaines de florins pour éponger ses dettes… Magdalena Van Beyeren évoque ici une commande à cent florins dont le peintre se serait «honnêtement acquitté». C’est à peu près ce à quoi se limite ici la relation du peintre et de son modèle. Intérieur avec une femme jouant du virginal n’est pas la première œuvre picturale à avoir inspiré un écrivain, mais, fait plus étonnant, la relation du peintre à son modèle et la question du travail créatif de l’artiste occupent ici une place mineure. Dans Vie de Joseph Roulin, Pierre Michon part d’abord du regard singulier que Van Gogh a porté sur son facteur, cet homme ordinaire qu’il souhaitait que l’on puisse regarder comme une « apparition ». Plus près de Gaëlle Josse par l’arrière plan historique et par cette ville de Delft que partagèrent De Witte et Vermeer, on pensera aussi à la Jeune fille à la perle, le célèbre récit de la romancière américaine Tracy Chevalier, qui imagine, à partir du tableau éponyme de Vermeer, une relation de fascination et de complicité entre le maître et sa jeune servante… Mais rien de tel dans les Heures silencieuses où la figure et le travail du peintre s’éclipsent rapidement pour laisser tout le mystère du tableau reposer sur l’épaisseur existentielle de la femme sans visage du premier plan. C’est d’ailleurs elle qui semble en avoir composé la scénographie jusqu’au moindre détail : elle a imposé de se montrer de dos, choisi de faire apparaître au fond du tableau sa jeune servante boiteuse et fille de la vieille gouvernante de la maison, « cette jeune enfant disgraciée et joyeuse », décidé de porter une robe simple et peu avantageuse, voulu qu’on la peignît près de son instrument…

Nous ne comprendrons que plus tard la raison de certains de ces choix extravagants.

Magdalena Van Beyeren a grandi dans une famille bourgeoise de la ville de Delft. Elle est la fille aînée d’un négociant dont le drame à peine masqué est de n’avoir jamais eu de fils. Père de cinq filles, l’homme n’a pourtant jamais été mauvais et a su témoigner tendresse et prodigalité à ses filles sans toutefois oublier le sort qui était le sien :

« Mais parfois un mot, une phrase demeurée un pied en l’air rappelaient avec férocité sa rancœur envers notre mère, coupable de n’avoir su enfanter qu’un troupeau de juments ».

En tant qu’aînée, Magdalena occupe un peu la place du fils absent et grandit dans une forme de proximité complice avec son père. Elle s’intéresse aux affaires qu’il conduit, l’accompagne à l’arrivée des navires, se distingue par ses qualités et, encore adolescente, gagne un jour le respect des hommes en déjouant une escroquerie importante par l’observation attentive d’un livre de comptes. Mais c’est avant tout la fréquentation des hommes de mer, le tohu-bohu des arrimages et les mille histoires contenues dans les livres de bord des navires au retour qui l’émerveillent et la font rêver. Son cœur semble battre bien plus fort pour le commerce et pour les appels de la mer que pour le cercle d’échanges et d’activités où se trouvent généralement confinées les femmes de son entourage :

« J’étais loin de la maison, de la tristesse dévote de ma mère, des mouchoirs à ourler, des serviettes à compter, des draps à recoudre, du linge à raccommoder, de tous ces airs entendus que prennent les femmes entre elles, et qui, souvent, leur tiennent lieu de langage »

Pourtant, ces quelques promesses de bonheur, qui auraient pu donner prise à un tout autre destin et pour le lecteur au récit d’aventures d’une femme hors du commun, seront peu à peu enfouies sous le cendres d’une vie plus banale et plus en phase avec les mœurs de l’époque. Lors de « ses premiers sangs » Magdalena, devenu demoiselle, se soustrait déjà aux escapades sur le pont des navires.




Un autre événement va changer le cours de l’existence de « la joueuse de virginal » et la faire entrer dans le rang. Elle rencontre bientôt Pieter Van Beyeren dans le carré des officiers d’un navire où son père l’a convié et s’éprend de lui. Une longue absence du jeune officier parti en Chine comme commandant de bord du Haarlem ne fait qu’attiser ce sentiment et les fiançailles sont célébrées dès le retour de la flotte. Magdalena a 19 ans lorsqu’elle se marie. Un mariage que l’on peut qualifier d’heureux. Pieter délaisse toutefois la mer, jugée par le père de Magdalena trop dangereuse pour un homme fondant un foyer. Il se lance à son tour dans le commerce, appuyée dans la gestion de ses affaires par son épouse, dont les talents pour ce type d’activités ne sont plus à démontrer. Viennent alors le plaisir des sens, puis les premiers enfants...

Le journal alterne entre un présent marqué par la secrète mélancolie d'une femme qui semble au soir de sa vie (elle n'a pourtant que trente-six ans) et ce récit par lequel Magdalena parcourt à nouveau le fil du temps de son enfance jusqu’à cet hiver 1667 et jusqu’à ce tableau qui semble être la dernière pièce apportée au puzzle de son existence.

Mais avant d’arriver à cet hiver elle aura mis au monde cinq filles et un fils et aura également perdu cinq enfants. Des enfants dont les noms résonnent encore à sa mémoire et dont le souvenir aura contribué à ternir lentement le cours de sa vie. Une vie de femme en somme, qui ne la différencie guère de l’épouse d’Abraham Beekmann, le banquier de la Donkerstraat, peinte par Vermeer dans un portrait célèbre :

« C’est un bel ouvrage, je le reconnais, le peintre a donné une grande douceur à son visage exténué par toutes ses grossesses ».

Cette vie de femme dont personne ne semble s’offusquer autour d’elle semble plus particulièrement marqué par deux événements. Le premier nous est confié dès les débuts du récit. A l’âge de douze ans Magdalena s’est trouvée être témoins du meurtre d’un inconnu lors d’une promenade en forêt. L’amie qui l’accompagnait lui a fait jurer, sous l’emprise de la peur, de ne jamais rien dire de ce qu’elle venait de voir et d’oublier la scène. Une vieille femme innocente sera jugée coupable du crime et condamnée au bûcher. Magdalena respectera, contre sa volonté profonde, le serment donné. Un silence homicide qui n’aura cessé de la hanter et dont elle espère que l’aveu tardif à son journal l’allègera un peu. Un silence qui lui fait surtout prendre conscience « qu’il faut agir selon son cœur, au plus près de ce qui nous semble juste, et ne jamais accepter ce qui nous fait violence ».

Mais c’est un autre virage que prend sa vie de femme, bien plus tard, après qu’un dernier accouchement difficile a encore une fois failli lui ôter la vie. Son mari lui impose alors une décision qui la précipite soudain dans une forme nouvelle de solitude. Il ne lui reste bientôt plus que son épinette pour s’épancher et la vague consolation que lui offre l’écriture du journal que nous finissons de lire. C’est aussi cette dernière blessure qui donne enfin tout son sens à certains détails du tableau et par-dessus tout à l’étrange posture de la femme au virginal.

Gaëlle Josse, poète qui signe ici son premier roman, réussit, sous une apparente simplicité, un exercice difficile. Jouant sur le registre peu en vogue du sentiment, de la confidence et de l’écriture intimiste, elle parvient à rendre un son juste. Son texte prolonge d’une résonance âpre et mélancolique cet Intérieur avec une femme jouant du virginal, que le lecteur des Heures silencieuses ne contemplera plus jamais tout à fait comme avant.














Gaëlle Josse, Les heures silencieuses, Editions Autrement Littératures, 2011.


Images : 1) Intérieur avec une femme jouant du virginal - Emmanuel De Witte (source) / 2) Le port de Rotterdam - Johan Bartold Jongkind (source) : 3) Gaëlle Josse (source).







2 commentaires:

  1. Bonjour,

    J'ai signalé votre page sur le blog :

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    Cordialement

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  2. sur le tableau de Emanuel de Witte, ce n'est pas un mirroir au centre, mais bien une porte.

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