lundi 25 octobre 2010

> Deux romans argentins




















Cette rentrée littéraire aura ouvert de belles fenêtres sur la littérature argentine. Outre les derniers romans traduits de Rodrigo Fresán (La Vie des Saints et Le Fond du ciel ) et celui d’Alan Pauls (Histoire des cheveux), on aura noté la réédition des Sept fous de Roberto Arlt et la traduction inédite d’une série de textes, rassemblés sous le volume Eaux Fortes de Buenos Aires (voir ICI et ICI) par les éditions Asphalte, que l’écrivain consacra à sa ville. A souligner également, la première livraison au public français d’ Opération Massacre de Rodolfo Walsh, un écrivain devenu l’un des symboles de la répression militaire des années 70. La liste n’est pas exhaustive et il est devenu difficile d’ignorer l’originalité, la vitalité et la diversité d’une littérature qui ne cesse de nous surprendre ou de nous émouvoir. Deux autres pièces récentes de cette mosaïque méritent encore notre attention

Dernier train pour Buenos Aires, paru en 2009 en Argentine (Glaxo pour le titre original) et en septembre 2010 en France, est le premier récit traduit en français d’ Hernán Ronsino, traduction que l’on doit à l’engagement des éditions Liana Levi. Hernán Ronsino vit à Buenos Aires. Sociologue de son état, il est considéré comme l’une des voix montantes de la littérature argentine contemporaine, dont il a d’abord marqué le paysage par son roman la Descomposición. Il nous livre ici un récit très maîtrisé, bref et tendu, sur fond de dictature et de grande banlieue portègne. Construit autour de quatre périodes et de quatre narrateurs, Dernier train pour Buenos Aires compose un puzzle noir et tranchant aux accents de thriller historique.

Avec Autobiographie médicale, Damián Tabarovsky, tout aussi reconnu en Argentine que méconnu en France (malgré la traduction de trois de ses contes chez Christian Bourgois en 2007), signe un roman d’une toute autre facture. Ce récit désenchanté nous dépeint le parcours en dents de scie de Dami, sociologue dans un cabinet-conseil chargé de réaliser des enquêtes socioculturelles pour différents clients. Anti-héros moderne, Dami est à la fois la victime et l’observateur obsessionnel des différentes maladies qui entravent systématiquement son évolution professionnelle. Un récit drôle et acide, qui aime aussi les digressions théoriques et dans lequel Tabarovsky porte un regard désabusé sur le monde du travail et sur son négatif symbolique : celui de la maladie.


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Octobre 1973. Vardemann travaille dans le salon de coiffure familial d’une lointaine banlieue ouvrière de Buenos Aires. Il assiste au démantèlement de la voie ferrée qui, depuis les temps reculés de son enfance, assurait la liaison vers la capitale. Le train ne passera plus par là, il faudra le prendre plus loin, plus au sud. Des ouvriers en casque jaune démontent les traverses sous la pluie, les pieds dans la boue et les chargent à bord de camions qui creusent dans le sol des ornières béantes où joueront les enfants. Et puis, en arrière-plan, il y a la Glaxo, l’usine de lait en poudre où travaille depuis si longtemps une bonne partie des habitants de la ville. Le décor est planté. Gris sur gris. On est loin des lumières chatoyantes de l’avenue Corrientes et des salons de Palermo Viejo, on est ici à quelques heures de l’avenue du Général Paz, la ceinture de Buenos Aires, dans l’un de ses « suburbios » qui s’étirent à l’infini et se perdent déjà dans la pampa. Si l’on relève parfois des journées de chaleur c’est bien la pluie et la boue qui dominent le paysage, une pluie et une boue qui ne parviendront pourtant ni à effacer ni à recouvrir totalement les cicatrices du passé. Car de ce train, Vardemann garde un souvenir plus récent, qui ne doit rien à la nostalgie de l’enfance et qui semble le secouer régulièrement de vagues cauchemars.


« Alors je commence à rêver de trains. De trains qui déraillent. Ils se balancent avant de tomber. Ils brisent les rails. Ils lancent des étincelles. Et puis vient ce bruit ; avant l’arrêt total, si strident. Il agace les dents. Il remue. Comme la lame du rasoir quand elle passe dans la région de la nuque, et que les têtes tressaillent, les dos tressaillent, et, peu importe que ce soit Bicho Souza ou le vieux Berman, les dos sont secoués comme les wagons d’un train qui sort de ses rails. »



Mauvais rêve consigné dans un fragment qui apparaît, presque à l’identique, à deux reprises dans le récit de Vardemann. Pour le reste, des gestes du quotidien, des repas silencieux avec le père, le va-et-vient régulier des ouvriers et des camions, les fûts enflammés qui délimitent le chantier. Et quelques personnages : Lucio Montes, Juan Moyana, Mme Marta, la femme de ménage aux ongles peints en rouge que Vardemann, dans le même silence, prend parfois debout contre le dossier d’une chaise. Et puis il y a Miguelito Barrios, l’ami d’enfance aujourd’hui rongé par la maladie et qui n’en a plus pour longtemps. L’ami d’enfance que le coiffeur Vardemann vient « préparer pour l’adieu ». Au seuil de la mort, Miguelito Barrios voudrait bien se faire pardonner. Vadermann le rassure : « Miguel, ne t’inquiète pas, beaucoup de temps est passé depuis», tout en se demandant « s’il est juste de pardonner à un moribond », avant de reprendre ce chemin de l’ancienne voie ferrée qui ne ressemble plus qu’ « au souvenir d’une balafre, irrémédiable, dans la terre ».

On est en plein marasme économique et à quelques années du nouveau coup d’état qui amènera la junte de Videla au pouvoir. Mais le pays a connu d’autres heures sombres et musclées. Dans un exergue lourd de sens, Ronsino place son roman sous la tutelle symbolique d’ Opération Massacre de Rodolfo Walsh, l’écrivain disparu sous la dictature de Videla. Cet ouvrage, paru en 1957 en Argentine et récemment traduit en France, reconstituait à partir du témoignage d’un survivant, l’exécution sommaire d’un groupe de civils en 1956 dans la décharge publique de José León Suárez, exécution conduite par les bras armés du pouvoir de l’époque en représailles à une insurrection pro-peróniste à laquelle certains de ces civils auraient été liés. Jamais nommées directement, les différentes meurtrissures politiques de l’histoire argentine innervent le récit de Hernán Ronsino et le lourd secret qui habite ses personnages. A la fin de ce premier récit, derrière les paroles de Vardemann, sèches comme la boue du chantier après le reflux de la pluie, une intrigue s’est fait jour. Quel est ce pardon que réclame Miguelito Barrios sur son lit de mort ? Quelle fut sa faute ? D’autres questions surviendront bientôt. Qui était Negra Miranda ? Pourquoi a-t-elle un jour décidé de partir pour Buenos Aires et de ne plus jamais revenir ?

Il faudra attendre la dernière ligne pour le savoir, une dernière ligne qui invite aussitôt à reprendre le livre pour le parcourir à rebours. Au récit de Vardemann auront succédé trois autres narrateurs et trois autres époques : Bicho Souza, décembre 1984 / Miguelito Barrios, juillet 1966 / Folcada, décembre 1959. Hernán Ronsino  joue à merveille de cette dérégulation chronologique et focale. Certes, le procédé n’est pas nouveau. La multiplication des points de vue a une longue histoire. On la retrouve notamment chez Faulkner (Tandis que j’agonise), Akutagawa (Rashômon) et dans de nombreux romans où cette technique, plutôt qu’au service d’une relativisation de la vérité, ménage efficacement le suspense et retarde le dénouement. Il n’en reste pas moins que Ronsino s’approprie brillamment le procédé.

La précision des images, le sens de l’ellipse, la nervosité et la sobriété des propos donne également un tour presque cinématographique à son récit. L’effet est d’autant moins gratuit que le cinéma occupe une présence importante dans l’histoire des personnages à travers la référence au film de John Sturges, Le dernier train pour Gun Hills. Ce grand western de la fin des années cinquante, qu’ils ne se lassaient pas de voir et de revoir, est ancré dans la mémoire de l’ancien groupe d’amis. Il fut l’occasion de rires, de jeux, de duels imaginaires dans la poussière du quartier entre Vardemann-Kirk Douglas et Miguelito Barrios-John Wayne… Mais la jeunesse s’est enfuie, quelque chose a été brisé et lorsque Vadermann redescendra du train en 1966, « le crâne rasé et la peau rance », le temps des jeux sera bel et bien terminé et le coup de pistolet adressé avec ses deux doigts à son ancien ami revêtira un tout autre sens.

Le dernier train pour Gun Hills, une histoire de vengeance, de femme, et d’amitié fauchée en plein vol dans une petite ville perdue de l’ouest qui vit au rythme du seul train qui la dessert, introduit alors un jeu de miroir dans le récit de Ronsino, une mise en abîme que souligne habilement le titre de la traduction française.

On peut lire le roman de Hernán Ronsino comme un jeu de piste, un chassé-croisé entre les années et les témoignages, qui nous conduit peu à peu à la compréhension de faits lentement pressentis, à la révélation d’un secret pénible. Et ce n’est déjà pas si mal.

On pourra aussi retenir, derrière cette construction impeccable, la saveur amère d’une belle écriture, le diaporama réussi d’une localité argentine soumise, loin de tout cliché exotique, aux aléas de l’urbanisme et de l’économie, ainsi que quelques portraits émouvants que traversent le doute, le désir, la peur et les violences historiques d’un pays.


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Pour qui aura lu Microbes, le recueil de nouvelles de Diego Vecchio, il y a fort à parier que la lecture du dernier roman de Damián Tabarovsky appellera une question a priori légitime : la maladie serait-elle devenue une Muse de la littérature argentine ? Car c’est bien à nouveau là une préoccupation qui est au cœur d’ Autobiographie médicale et de l’histoire de son personnage.

C’est une citation programmatique de John Donne, qui, surgissant à l’esprit du héros de ce roman, en donne d’emblée le ton :

« Variable, et en conséquence malheureuse est la condition de l’homme ; à cet instant j’allais bien, à cet instant je suis malade ».

Cette sentence lui paraît d’autant plus étrange que Dami ne connaît pas John Donne, s’intéresse peu à la poésie et se porte comme un rêve.

« C’était un taureau. Un jeune poulain. Un homme avec un H majuscule. Les changements imprévus lui étaient étrangers, il ne connaissait pas la cyclothymie, le brusque malaise, les humeurs du corps. »

Mais cette voix intérieure agit comme un funeste présage. Ayant passé avec succès les différents examens qui devaient lui permettre d’obtenir son permis de conduire, Dami se rend chez un ophtalmologiste pour un ultime contrôle de routine. Celui-ci le soumet au test d’Ishahara, « infaillible dans la recherche d’anomalies visuelles » et révèle alors à son patient qu’il est atteint de « dichromatisme », et plus précisément de sa troisième forme possible, la « deutéranopie » qui se caractérise principalement par la confusion de deux couleurs : le vert et le rouge. Le permis de conduire ne peut donc lui être délivré que pour deux années à l’issue desquelles un nouvel examen devra être effectué.

Commence alors une dérive :

« Il revenait vers la Fiat Uno, le permis à la main (pour deux ans et non pour dix !), et tout lui paraissait confus, bizarre, étrange : comme si les arbres n’étaient pas verts, comme si le rouge du feu de circulation n’était pas rouge, comme si le blanc des dents n’était pas blanc ».

Les choses ne vont aller qu’en s’empirant car bien qu’en parfaite santé jusqu’ici, Dami est sujet à une phobie de la maladie qui lui interdit toute distance et toute légèreté sur le sujet :

« La maladie, le plus léger symptôme, l’abattait irrémédiablement, le précipitait dans les zones sombres de la névrose, dans le rictus du sourire mort ».

Habitué à effectuer quelques exercices de contrôle mental lorsqu’il lui faut se calmer, Dami s’essaye alors à composer la liste des métiers que son « dichromatisme » lui interdira d’exercer… Bien que sa profession, sociologue, la seule d’ailleurs qu’il sache et souhaite pratiquer, ne figure pas au rang des métiers interdits, il se laisse pourtant tour à tour aller à la névrose et à la mélancolie à la seule idée que tant de « possibles » lui sont soudain refusés…

Passé cette avanie, Dami se ressaisit afin de conduire d’une main de maître, pour le cabinet qui l’emploie, un projet d’enquête socioculturelle sur le temps libre, enquête commanditée par un gros client. Car il ne cache pas ses ambitions, sa volonté de faire carrière, sa soif de pouvoir, son désir d’être le meilleur. La présentation de l’enquête lui est confiée, il peaufine son rapport, mais à huit jours de l’événement il se retrouve bloqué sur sa chaise, terrassé par une hernie discale. Incapable de se rendre au bureau, Dami est soudain stoppé dans son ascension et bascule à nouveau dans l’univers sombre et insondable de la maladie.

Damián Tabarovsky éprouve un plaisir mi-sarcastique mi-érudit à nous livrer force détails sur les différents maux qui affectent son héros. Comme le dichromatisme, la hernie discale est observée à la loupe et le processus de dégénération du noyau pulpeux de la moelle épinière n’aura plus de secret pour le lecteur. Obsédé par ce qui lui advient, le « sociologue malade » de Tabarovsky convoque aussi philosophes et penseurs pour essayer de faire émerger quelques chose comme une pensée de la douleur... Mais Jünger, Karl Jaspers, Flaubert, Canguilhem et quelques autres ne lui seront souvent d’aucun secours. Il doit bien se conformer à un constat aussi pessimiste que vertigineux : la maladie et la douleur sont irrécupérables, elles ne servent à rien, ne sont l’allégorie de rien :
« La douleur ne nous permet d’accéder à rien si ce n’est à plus de douleur ; la douleur est une tautologie, derrière la douleur il n’y a rien, et rien non plus devant ; c’est une ligne sans endroit n envers, un absolu qui ne cache ni n’occulte rien ; la douleur surprend toute métaphysique, toute réflexion, une quelconque interprétation ».

La maladie prend peu à peu la forme d’un fatum qui se manifeste à chacun des moments décisifs qui pourrait enfin permettre à Dami de progresser dans sa carrière. Après le dichromatisme et la hernie discale, c’est un ulcère duodénal qui lui interdira de recueillir les fruits mérités de son travail et lui vaudra au final d’être licencié.

Si la maladie est le nœud du roman de Tabarovsky, ce récit pose aussi un regard sans complaisance sur le monde du travail. Deux univers incompatibles qui se font écho et finissent par constituer une sorte de dialectique absurde. Dami se fait voler une première fois la vedette par la belle-fille du PDG qui profite des problèmes lombaires de son collaborateur pour s’approprier son rapport. Alors qu’il ourdit une vengeance envers celle-ci, ses inflammations digestives mettent ses plans à l’eau et le conduisent finalement au licenciement. Dami entame alors une chute libre et découvre soudain la fragilité de son ancienne position sociale. L’inactivité à laquelle il se voit condamné l’entraîne vers de nouvelles et amères élucubrations et vers quelques projets de sauvetage philosophique qui n’aboutiront pas :

« Le corps se présentait à lui comme un excès, une dépense improductive, une surdose. Voilà ce qu’il était : une surdose de corps. Corps trop chargé, repu ; corps plein d’organes, saturé d’organes ; chaque organe se faisant sentir, attirant l’attention, provoquant la maladie, la lésion, le malaise, la douleur. Dami songea à écrire un livre d’aide personnelle : Comment vivre sans corps. Mais il y renonça, l’écriture n’était pas son fort, son fort, c’était la sociologie de marché (il y renonça aussi parce qu’il n’avait pas trouvé de réponse à cette questions). »

Entre quelques nouvelles affections (dont un magnifique ongle incarné qui lui fait perdre son monopole de marchand ambulant durement reconquis sur les trottoirs de Buenos Aires), il parviendra toutefois à remonter la pente et à retrouver un poste de sociologue observateur de tendances…

Mais la maladie le suit comme son ombre et semble ressurgir dès qu’il est parvient à se hisser au faîte de la gloire.

Au terme de ce petit conte sociologique tout en parenthèses et en fantaisie, il semble que Damián Tabarovsky nous invite à tirer nous-mêmes les conclusions peu réjouissantes qui s’imposent : le monde du travail est tissé de coups bas, d’opportunismes et d’aléas et fait bien peu de cas de nos corps si fragiles. Quant à la maladie, il l’aura constaté plus d’une fois, il n’y a décidément rien à en tirer :

« De quoi la maladie est-elle une métaphore ? Du capitalisme ? Non. De la solitude ? Non. De la décadence ? Non. De la fragilité des âmes ? Non. De la guerre ? Pas davantage. Est-elle la métaphore de toutes les métaphores ? Sûrement pas. La maladie a de nombreuses métaphores (le capitalisme, la solitude, la décadence, la fragilité, la guerre), mais elle-même, en revanche, n’est pas une métaphore. On peut dire beaucoup de choses sur elle, mais elle-même n’est rien. »

Qu’est-ce qui, dès lors, justifie qu’on en fasse un livre ? Peut-être, justement, aux yeux de Tabarovsky, ce caractère insaisissable qui rapproche dangereusement la maladie de la littérature :

« La langue de la maladie doit être inventée, tout comme la langue de la littérature. C’est-à-dire que la littérature a déjà été inventée, et le langage de la maladie aussi, mais à l’instant où on les invente ils s’évanouissent, s’échappent comme du sable entre les mains, comme du sel »

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Hernán Ronsino, Dernier train pour Buenos Aires. Liana Levi. 2010. Traduction de Dominique Lepreux

Damián Tabarovsky, Autobiographie médicale. Christian Bourgois Editeur. 2010. Traduction de Nelly Lhermillier



Images : Buenos Aires sous la pluie (source)


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