mardi 14 septembre 2010

> Histoire des cheveux - Alan Pauls





Découvert par le public français en 2003 lors de la traduction de son roman phare le Passé, Alan Pauls est considéré comme l’un des écrivains majeurs de la littérature argentine contemporaine. Histoire des cheveux, publié par Christian Bourgois en août dernier, est le troisième volet d’un triptyque aux accents autobiographiques qui comprend Histoire des larmes et la Vie pieds nus. Partant de son intérêt monomaniaque pour l’univers du soin capillaire et de la chevelure (la sienne au premier chef), le narrateur de ce roman tisse un récit singulier tout en imbrications et dans lequel les soubresauts de la mémoire, constamment portés par cet "objet" apparemment mineur, le cheveu, sont l’occasion d’un exercice d’écriture analytique exigeant et original.



Tout commence par un après-midi d’été, dans un salon de coiffure désert de Buenos Aires. Un homme, «notre» homme, y est entré un peu par hasard pour fuir la chaleur. Mais l’innocence en matière de salon de coiffure n’existe pas pour lui ; le lecteur aura été prévenu un paragraphe plus tôt :

« Il ne se passe pas un jour sans qu’il pense à ses cheveux. A se les couper beaucoup, un peu, à se les couper rapidement, à se les laisser pousser, à ne plus jamais se les couper, à se tondre la tête, à se raser le crâne pour toujours. Il n’y a pas de solution définitive. Il est condamné à s’occuper sans cesse de cette question. Ainsi donc, il est esclave de cette question »

Cette séance minutieusement décrite pourrait renvoyer tout un chacun au rituel ordinaire de la coupe de cheveu en salon de coiffure. Le shampooing, les positions plus ou moins inconfortables qu’il faut adopter pour faciliter le travail de la coiffeuse, la blouse que l’on enfile, les questions auxquelles il faut répondre pour préciser la coupe que l’on souhaite...Mais les différentes phases de cette opération a priori banale deviennent chez Pauls de puissants leviers pour l’écriture et la mémoire. Sombrant dans un demi-sommeil, il laisse affluer les souvenirs qui vont bientôt le faire voyager jusqu’à l’époque de ses douze ans. Des scènes se recomposent : il y a par exemple ce geste un rien castrateur du grand-père mimant la coupe improvisée d’une mèche jugée trop longue :

« […] son grand-père, dans une de ses crises d’affection virile qui semblent l’exalter particulièrement, lui saisit d’une main une grosse mèche au vol tout en menaçant de la couper à la racine avec les ciseaux formés par l’index et le majeur de l’autre main, tandis qu’une bande sonore improvisée avec la langue, tzic, tzic, tzic, précède l’exécution de ce que les doigts promettent […] »

Il y a aussi ces souvenirs d’inconnus qui, le voyant de dos dans une file d’attente, le prennent pour une fille ; ou ce groupe de jeunes femmes noires sur une plage de Rio qui s’étaient pressées autour de lui, émerveillées par l’éclat de sa blonde chevelure….

La machine est lancée et elle ne s’arrêtera que quelques deux cents pages plus loin, sans qu’une seule fin de chapitre ne soit venue interrompre cette longue suite de souvenirs enchâssés. C’est d’un seul trait qu’ Alan Pauls nous entraîne dans les méandres touffus de la conscience de ce narrateur à la troisième personne.

Le récit semble alors agréger, par ce "biais capillaire", des épisodes de vie qui pourraient nous permettre de remonter le fil du temps, de reconstituer un puzzle de vie, avec ses moments de grâce et ses échecs. Le point de départ ici imposé, qui prend tout autant le forme d’une obsession que celle d’une contrainte ludique d’écriture, permet d’abord d’établir une sorte de taxinomie familiale à partir de laquelle le narrateur va devoir lui-même choisir son identité :

« Deux branches composant sa famille, une branche chauve et une branche pileuse, il fait sans l’ombre d’un doute partie de la seconde»

L’opposition à la lignée paternelle est ici marquée par ce signe distinctif (la branche pileuse est maternelle…). C’est d’ailleurs en partie pour s’opposer à la figure du père que l’adolescent prendra la décision, révolutionnaire et un peu ridicule, de se convertir au port des dreadlocks. Mais l’embroussaillement volontaire des cheveux inaugurera un premier échec retentissant. Malgré la détermination et les efforts du jeune homme la coupe afro ne prend pas sur sa chevelure filaire… Ce qui aurait pu constituer un souvenir de jeunesse secondaire et prêtant tout au plus à sourire prend presque la dimension d’une expérience métaphysique chez notre narrateur capillo-dépendant… Car de ce désastreux épisode ses cheveux sortiront profondément altérés. Une altération sans doute en partie nécessaire et vécue aussi comme perte de l’enfance, bien plus encore que les métamorphoses pileuses plus traditionnelles qu’appellent la puberté. Première déception amoureuse aussi puisque « la fille aux mocassins rouges », son amour de jeunesse, lui est dérobée par Monti, l’ami d’enfance à la chevelure enviée, celle sur laquelle le prodige afro a fonctionné avec une grâce étonnante…

Si dans Histoire des larmes, le narrateur cherchait à travers son histoire personnelle, celle de sa famille et de son pays, l’origine de ce mal qui empêche ses glandes lacrymales de fonctionner, la quête est ici tournée vers l’origine de son obsession pour le cheveu… Pourtant, loin d’apporter des réponses claires et définitives à cette interrogation apparemment pressante, le récit construit peu à peu une forme d’univers autarcique centré sur le ressassement et la variation autour du leitmotiv capillaire…

Quelques figures majeures occupent régulièrement le devant de la scène, tel Celso, ce coiffeur paraguayen de génie qui marquera à jamais l’existence du narrateur. Lui évitant par une intuition et un talent hors du commun de finir « écrasé sous le poids de ses perruques tristes, cendrées, insupportablement chaudes » il devient presque une sorte d'ange tutélaire et de gourou malgré lui…

« Et il doit tout à Celso. Soudain il le voit comme une espèce d’ange, un de ces dieux providentiels, d’ordre mineur mais enthousiastes, joviaux, très travailleurs, qu’un certain tirage au sort céleste destine à redresser le sort des imbéciles qui souffrent sur la terre »

Parfois c’est un moment historique ou un personnage mythique qui est soudain reconsidéré à travers ce filtre de la chevelure. Ainsi, au cours d’une émission télévisée, le narrateur découvre le rôle capital que Larry Geller, qui coiffa effectivement Elvis Presley du début des années soixante jusqu’au jour de sa mort le 16 août 1977, aura joué dans l’existence du King, le convertissant tour à tour à l’hindouisme, au bouddhisme, au christianisme et au self control…


Jouant tout autant sur la dérision que sur la gravité, Alan Pauls construit un roman savamment décalé où l’on nous livre les pièces d’un puzzle dont la totalité n’existe pas. Un peu comme pour le (anti-)héros du Silenciaire d’ Antonio Di Benedetto, cet autre monomaniaque de la littérature argentine, qui lui, construit sa vie autour de la phobie du bruit, on ne parvient jamais pleinement à donner un sens à la lubie du narrateur/personnage d' Histoire des cheveux.

Faut-il voir dans cette mise en scène autofictionnelle/biographique tressée autour de la chevelure une allégorie politique qui resterait à décrypter ? Faut-il y voir une mise en abîme du travail de l’écrivain qui sans cesse «peigne» son texte, le raccourcit, le laisse pousser, recherchant sans cesse cette impossible « solution définitive » évoquée au début du roman ? Ou s’agirait-il, au fond, du simple jeu un peu narcissique d’un roman qui se regarde en train de s’écrire ?

Dans un entretien accordé à "Evene.fr" en Mai 2009, Alan Pauls ne cachait pas son attirance pour une littérature qui « fait penser » sans pour autant rechercher la profondeur. Ce plaisir de l’analyse pour elle-même est encore décelable dans son dernier roman. Il voit dans cet exercice une forme possible de littérature qui lui convient. Evoquant par ailleurs son goût apparemment contradictoire pour certains auteurs tels que Kafka ou Joyce en même temps que pour certaines figures relevant de la culture pop, il dit ceci :

« Ce que j'aime, c'est soumettre la culture pop à un traitement moderniste. Donc si je parle de Superman, j'impose sur lui une sorte de délire hyper réflexif, hyper sophistiqué. Je peux le traiter comme s'il était un objet philosophique. J'aime inventer la richesse de la culture pop, jouer sur cette tension entre deux statuts. »

Remplaçons « Superman » par « chevelure » et l’on obtient une clé de lecture qui fonctionne assez bien avec Histoire des cheveux.

Pourtant, derrière une certaine sécheresse de la syntaxe, derrière la phrase étirée, d'allure souvent  proustienne, qui dissèque son objet à l’infini, fragmente les souvenirs en d’autres souvenirs, on voit parfois passer l’ombre d’inquiétudes plus communes : la peur de ne plus être désiré, la peur de vieillir. La mort rôde aussi sur l’échiquier et les dernières pages du roman, peut-être les seules pour lesquelles ce qualificatif convienne, sont poignantes. Le narrateur y retrouve tardivement son ami Monti, à présent imberbe et dévasté par la maladie … Mais la fin est dans le livre.

Sans doute, au final, est-ce l’exercice formel que l’on retiendra avant tout dans Histoire des cheveux. Cet exercice-là peut agacer ou fasciner. Alan Pauls s'en moque, il continue d’arpenter son territoire et son «autarcie » nous confirme au moins une chose : la littérature sud-américaine n’a pas peur. Elle avance, elle défriche et elle n’a jamais fini de nous surprendre.












Alan Pauls, Histoire des cheveux. Christian Bourgois Editeur. 2010 (traduit de l'argentin par Serge Mestre)


Images : 1) Amanda de Marcos Lopes (photo personnelle) / 3) Crazy-Redhead (http://www.loopless.com/greatsitesfive.html)  4) Hair9 (http://tiptaptip.com/tag/god/)





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