lundi 27 septembre 2010

> Les mots blessés de Thierry Beinstingel






Le monde du travail interpelle de plus en plus fréquemment la littérature ces dernières années. Crise de la stabilité de l’emploi et explosion du chômage, gestion à flux tendus des ressources humaines, retour à des formes nouvelles de « travail en miettes » dans le secteur tertiaire… la liste des évolutions en cours et des drames humains qui souvent les accompagne pourrait se prolonger longuement. Ces phénomènes ne constituent plus le terrain exclusif des sociologues et nombreux sont les écrivains qui, par des biais et avec des moyens souvent très différents, ont investi cet univers qui constitue aujourd’hui un lieu d’inquiétude fondamental de notre société. En 2009, La centrale d’Elisabeth Filhol avait été justement remarqué. Nous avions ici attiré l’attention sur Cour Nord d’Antoine Choplin. L’actuelle rentrée littéraire confirme cette tendance à travers au moins quatre romans pour le seul domaine français. L’enquête de Philippe Claudel, Nous étions des êtres vivants de Nathalie Kuperman, Libre, seul et assoupi de Romain Monnery et surtout, le magistral Retour aux mots sauvages de Thierry Beinstingel.

Pour ce qui est de ce dernier auteur, la thématique n’est pas nouvelle. Il l’avait déjà explorée dans ces cinq précédents romans et il prépare par ailleurs une thèse sur le monde du travail dans la littérature. Autant dire que la question ne le laisse pas indifférent. Dans Retour aux mots sauvages il nous plonge à nouveau dans le monde (déjà abordé dans son roman Central) des plateaux techniques des centres d’appel. L’actualité récente, marquée par les suicides de salariés de France Télécom (où Beinstingel est par ailleurs consultant en Ressources Humaines*), donne bien sûr une résonance particulière à ce roman. Mais la question de fond qui traverse ce récit lucide et au souffle puissant est avant tout celle du langage, du sort qui lui est fait dans le monde de l’entreprise ; la question de ce qui nous reste lorsque le travail nous enlève jusqu’à nos propres mots.




Certains romans ont parfois des retombées mesurables dans la vie quotidienne, des incidences secondaires mais concrètes sur les petites choses de tous les jours. Il y a fort à parier, par exemple, que vous n’entendrez plus tout à fait de la même manière la voix du prochain téléopérateur de France Télécom qu’il vous sera donné d’avoir au bout du fil après avoir lu le dernier roman de Thierry Beinstingel. Cette voix mi-accorte mi-neutre qui vous répondra en enchaînant des phrases toutes faites pour vous éclairer sur les solutions envisageables à un dysfonctionnement de ligne, une facturation anormale ou une modification de contrat sonnera sans doute différemment à vos oreilles. La première phrase que vous entendrez est préenregistrée :

« X (nom de l'entreprise), Bonjour, Eric [ou Valérie, Robert, Antoine, Simone, etc.] que puis-je pour votre service ? ».

Toutes les autres phrases qui suivront seront pour la plupart lues sur des prompteurs après que l’onglet désignant la catégorie dans laquelle entre votre demande aura été activé. Mais rassurez-vous, il y a beaucoup de pages sur l’écran de votre interlocuteur et beaucoup d'onglets sur chaque page. 

« service client », « reformulation », « énumération des privilèges clients », « argumentaire », « procédure de temporisation », « remplacer un service par un autre », « calcul de l’abonnement et frais divers », «  un client vous pose plusieurs questions à la fois », «  quelques conseils », « positionnement par rapport à la concurrence », «  valider la proposition », « autres demandes », «  formules de politesse », «  validation finale », « savoir prendre congé », …

Si agacé par les temps d’attente, par les touches étoile, dièse, ou celles portant les numéros de 1 à 9 sur lesquelles vous aurez dû plusieurs fois appuyer, et qui ne servent en fait à rien, avant d’intercepter une voix humaine, il vous prenait l’envie de devenir vulgaire… ( « vous préférez sucer ou vous faire mettre ? » ), sachez toutefois qu’il n’y a pas d’onglet correspondant à votre demande. Si tout se passe comme prévu, on ne vous répondra rien…

Bienvenu dans les coulisses du réel.

Eric, de son faux prénom, a la cinquantaine passée. Dans le flux des restructurations de la grande société de télécommunication où il travaille depuis toujours, il se trouve affecté à un poste de téléopérateur. Il est d’abord « le nouveau », dans un service qui compte somme toute assez peu d’anciens… Il prend donc place dans un open space en forme de trèfle à quatre feuilles à l’installation duquel il avait lui-même participé quelque temps auparavant. Technicien en câblage électrique depuis plus de vingt ans, il a toujours travaillé avec ses mains. Il lui faut à présent apprendre, lui, le taiseux, à travailler avec des mots. Des mots qui ne sont pas les siens, des mots qui ont été pesés, digérés, calculés, et imposés comme seule grille possible de lecture du monde et de relation au client.

Il est d’abord rebaptisé, c’est la règle. Chaque téléopérateur n’entre sur le plateau qu’avec un nouveau prénom qu’il s’est choisi au petit bonheur la chance, en s’inspirant de son héros favori (Robert Redford, George Clooney, Ringo Star) ou en espérant se prémunir de certains clients trop zélés, telle cette femme qui a volontairement opté pour Simone, le moins sexy des prénoms. Pour notre homme, ce sera Eric.

« Le chef ne dit rien, ne pose pas de question quant à savoir pourquoi il a choisi ce prénom qui n’est pas le sien. Le nouveau ne sait pas trop au juste. Eric, c’est aussi deux syllabes et c’est un prénom de la même génération. »

De son vrai prénom, nous ne saurons rien, pas plus que nous ne connaîtrons celui de Maryse, Roland, Robert, … ses nouveaux collègues. Tout comme les mots de la langue maternelle et les gestes de chair et de sang, les prénoms de baptême sont restés au vestiaire. Seul sous son casque, les yeux rivés à son prompteur, Eric découvre pas à pas le nouveau job. Il y a d’abord le message d’accueil enregistré une fois pour toutes et qui évite sans doute à chacun de laisser transparaître son humeur du jour, de prononcer par mégarde son vrai prénom, de se prendre les pieds dans la formule mais qui surtout permet encore de gagner du temps. Un "bonjour" parfait est mis en boîte une fois pour toutes. Bien sûr ce n’est pas tout à fait sans conséquence : le téléopérateur, le vrai, ne dit donc jamais bonjour ; il lui revient par contre, quand l’entretien touche à sa fin, de prendre congé. Il se trouve donc dans une fonction d’accueil amputée d’une partie d’elle-même et Eric le sent bien, ça ne vous laisse pas tout à fait indemne de prendre congé à longueur de journée sans avoir une seule fois à dire bonjour. Le travail, au fur et à mesure qu’il l’assimile, va déteindre sur d’autres pans de sa vie. Il oublie régulièrement de saluer la boulangère, divague malgré lui, une fois la journée terminée, sur les formules toutes faites qu’il a ânonnées du matin au soir :

« - Boulangerie Au Bon Pain, bonjour, que puis-je pour votre service ?
- Bonjour, je suis client chez vous et j’aimerais une baguette et deux croissants.
- Nous allons regarder ça ensemble. Vous êtes bien monsieur/madame/mademoiselle X ? Vous habitez bien dans le quartier ?
- Oui, juste en haut de la rue.
- Donc, si j’ai bien compris, vous souhaitez acquérir une baguette et deux croissants.
- Oui, c’est cela.
- Désirez-vous profiter de notre pain à farine traditionnelle Optimum plus ?
- Oui, avec deux croissants s’il vous plaît.
- Etes-vous au courant de tous les avantages de notre farine Optimum plus ?
- Non, mais je vis surtout pour les croissants.
- C’est tout à fait possible, monsieur/madame/mademoiselle. Je regarde les conditions de vente et je calcule votre prix. »

Il lui faut s’y faire, progresser, intégrer les règles du jeu, même si « le lien entre l’oreille et la bouche ne se fait pas. » et qu’ « on parle et on écoute de façon indépendante. »

Il lui faut oublier ses mots et oublier ses mains qui peu à peu semblent pendre au bout de ses bras comme «des choux-fleurs ».

On l’aura compris, nous sommes en train de lire un roman à charge. Un roman qui met le doigt sur les plaies, souligne la déshumanisation des activités confiées aux salariés dans le secteur des services, met en avant les aberrations d’un néo-taylorisme qui conduit immanquablement à l’éradication du sens de son travail pour celui qui l’exécute.

Mais c’est par la petite porte et avec des moyens mesurés que Beinstingel nous introduit dans cet univers. L’humour permet encore aux agents du plateau technique de se rendre la vie supportable, Maryse, la chef d’équipe n’est pas une caricature, on découvre qu’elle aime la musique classique et elle chante à l’occasion quelques mesures de la Norma de Bellini. On boit parfois un verre pour fêter un départ en préretraite, un anniversaire, on ouvre une parenthèse…

« Roland installe les verres et le grand Robert entreprend sans plus attendre de verser le champagne. C’est agréable, bon enfant. C’est un tableau affectueux, un monde presque tendre, pavé de bons sentiments. Une hérésie dans une modernité décomplexée qui affiche une agressivité permanente, une animosité retrouvée : on s’éloigne du rapport humain et la bête sauvagerie le remplace, mais l’avouer c’est une évidence crasse, une banalité sans intérêt aux yeux de beaucoup. »

Pourtant l’aliénation est là, bien réelle, qui prend peu à peu possession de tous et de chacun, s’insinue sournoisement dans le regard que l’on pose sur soi, les autres et le monde. Le langage formaté de l’entreprise prend peu à peu le pas sur ces « mots sauvages » que tout nous invite à refouler. La valse des nouveaux produits, la pression mise sur les objectifs de rentabilité et de qualité du service rendu s’accompagnent souvent d’injonctions qui cachent mal leur caractère contradictoire. Lorsqu’il est question de toujours « se mettre à la place du client », Eric s’interroge :

« Se mettre à la place du client, c’est le voir, ainsi installé à la terrasse d’un café, chant de basse rauque, fumée d’une cigarette entourant le portable, cliquetis de la cuillère contre la tasse à café, le garçon, une main dans le gilet fait le beau avec son plateau tandis que défilent les messages d’accueil […] »

« Se mettre à la place du client, c’est imaginer qu’il n’est pas le seul et unique client, non pas dans le sens égocentrique de l’entreprise, mais que lui-même est un client varié, multiplié depuis son enfance quand sa maman l’envoyait chercher le pain (et tu diras bien bonjour en arrivant ?), et maintenant, à l’âge où il va dans des cafés, fume et tousse de sa voix rauque, être le client du docteur, du barman, du buraliste, toute une collection de professionnels auxquels on tend un billet, un chèque, une carte bancaire, pour recevoir en échange immédiat du pain, des cigarettes, un café, des meubles, une voiture, un appartement. »




Devant cette déréalisation imposée, chacun sauve sa peau comme il peut. Eric, dans la pratique régulière de la course, une course dont l’objectif n’est plus  d’arriver impérativement le premier, maintient une sorte de rapport à son propre corps, à son propre souffle. Il se défait un temps des gestes automatiques, redonne du champ à ses mouvements, retrouve le chemin qui est en lui :

« Mais en courant, il devine ses mains devenues trop blanches et trop molles, sa bouche devenue sèche à force de parler. Restent les pieds qui courent, et pourquoi, après tout, on ne leur restituerait pas leur force initiale. Aller à l’encontre de l’histoire, retourner à l’état d’homme sauvage, juste capable de poser un pied devant l’autre ».

Il reprend également à son compte l'idée de se mettre à la place du client. Mais il le fait à sa manière. Il se munit d’un carnet dans lequel il note le nom et le contact des clients et, enfreignant la procédure, n’hésite pas à les rappeler si de besoin, lorsqu’il a oublié de leur signaler un détail, une solution possible. Il en viendra même à se rendre chez l’un d’entre eux (une femme vivant avec son frère handicapé) pour rétablir la ligne et, de fil en aiguille, instaurer une relation de service tel qu’il la comprend, une relation « sauvage » qui passe aussi par la parole en direct, le regard, la main touchée pour se saluer, le café partagé sur un coin de table. Il n’y a aucune forme d’angélisme dans cette décision, juste la volonté de redonner du sens à ce qui est fait et du plaisir à des mains devenues inutiles.

Les mots sauvages, ce sont ces mots que les règles du travail moderne ont dissous dans un langage siglé, codé, désincarné et que Beinstingel nous invite à faire ressurgir. Des mots où se jouent d’autres relations entre les hommes et un autre rapport au monde. Mais ces mots sauvages font aussi parfois irruption avec leur charge de violence oubliée :

« Retour brutal aux mots sauvages : se défenestrer. Le verbe, l’action, l’infinitif, le définitif, le mélange d’une terrible grammaire. D’abord l’élan du pronom avant le verbe, pronom réfléchi, réflexif, adressé à soi-même, se mordant la queue. Puis réfléchi au sens de prudent, circonspect, pensé, imaginé, ordinaire, déductible, rapidement devancé, doublé, débordé, devenu extraordinaire. Enfin réfléchi comme son propre visage reflété dans une vitre, qu’on reconnaît à peine tant la douleur le déforme. »

La vague de suicides qui a touché les salariés de France Télécom sert aussi de toile de fond à ce récit. Aucun des personnages du roman de Beinstingel ne franchira ce cap-là. Aucun d’eux ne verra non plus son voisin de bureau se jeter dans le vide. Pourtant, cette possibilité soudain si proche, presque tangible, renvoie chacun à ses propres peurs, à ses propres angoisses, à la blessure silencieuse qui creuse les mots et les gestes de chacun devant son écran et sous ses écouteurs. Cette sauvagerie-là est vite domptée, traduite, en chiffres, en statistiques, voire atténuée « par le directeur qui parle taux de suicides et qui affirme que ce n’est pas pire qu’ailleurs », par « le ministre qui affirme que le climat social est finalement assez apaisé ». On cherche à la comprendre, à l’endiguer. Mais les questionnaires adressés aux employés et les séances de bream-storming passent souvent à côté de l’essentiel car « après, les mots n’ont plus d’importance ». La question reste intacte et la tentation affleure parfois, au détour d’un virage, de prendre la tangente et d’aller s’écraser avec femme et enfants contre un arbre. Et les mots, quand on les apprivoise, sont souvent maladroits :

« Il faut remettre de l’humain dans les rouages, concède un communiqué de l’entreprise. C’est bien la preuve que nous ne sommes que des machines, soupire le nouveau. »

Les personnages de ce roman, malgré le brouhaha du plateau auquel il faut s’habituer, malgré les mots formatés qui vous vident la tête et distillent chaque jour un peu plus devenin dans votre vie intime, malgré le regard hébété que l’on pose sur la question du suicide, ne s’en sortiront finalement pas trop mal. Il leur reste, pour tenir bon, un certain sens de la camaraderie, le rire pour conjurer les mauvaises passes et la perspective de départs en préretraite pour quelques uns. Mais finalement, c’est toujours par la bande que l’on refait surface. Dans Cour Nord, les personnages d' Antoine Choplin s’en sortaient grâce au Jazz, au jardinage… A la fin du roman, l’homme sans nom de Beinstingel retrouve aussi une sorte de fil d’Ariane, comme il retrouve peu à peu son souffle après la course.

« Le cœur cogne déjà moins, le souffle s’apaise, il peut parler, répondre sourire, dire que, oui, décidément tout va bien. Le monde ? Faire avec, vivre autour, s’abandonner aux mots sauvages ».

Mais pour ce fil-là il le trouve en lui, du côté du travail, la lumière est restée éteinte.


Retour aux mots sauvages est un roman à la fois sombre et empreint de tendresse. Loin du tableau froidement réaliste qui aurait pu être brossé pour nous permettre de visualiser l’univers déshumanisé des centres d’appel, Thierry Beinstingel a au contraire opté pour une langue fougueuse, énergique, libérée. Un choix poétique et politique. La littérature milite aussi pour un retour aux mots sauvages, ces mots dont certaines logiques libérales pourraient finir par nous priver définitivement.


* Situation professionnelle qui peut laisser perplexe quand on a lu le roman...











Thierry Beinstingel, Retour aux mots sauvages, Fayard, 2010



Images :
1)Baise-main (source : http://album.aufeminin.com/album/see_540323/Monochromes.html ) / 3) Centre d'appel à Bengalore (source : http://jacobhistgeo.over-blog.com/article-4161907.html) /4)Courir (source : blog.jiwok.com/tag/courir/ )



dimanche 19 septembre 2010

> Escale à Bobigny avec Olivia Rosenthal et Philippe Bretelle





Olivia Rosenthal, dont le dernier et très beau récit, Que font les rennes après Noël, vient de paraître aux éditions Verticales (nous en reparlerons sur ce blog) et le graphiste Philippe Bretelle sont en résidence à la médiathèque de Bobigny depuis juin 2010 dans le cadre du programme Ecrivains en Seine-saint-Denis. Ils ont conduit un projet original dont ils donnaient hier un aperçu au cours d’une déambulation dans les rues de la ville.

Olivia Rosenthal a rencontré pendant plusieurs mois, des habitants de Bobigny, les a écoutés, a conduit des entretiens, sur eux, leur vie, leur façon d’être là. Elle a enregistré, noté, rebondi et composé à partir de ce matériau une série de textes plus ou moins longs destinés à être affichés dans différents lieux : murs, passerelles, palissades de chantiers, abris de bus de la gare routière, bâtiments publics. Les demandes d'autorisation ont filé bon train auprès de différentes instances : auprès de la RATP pour utiliser l’espace de la gare routière, auprès de la DDE, des Bâtiments de France pour pouvoir intervenir sur le site de la Bourse du Travail, bâtiment classé construit par Oscar Niemeyer...


Ceux qui ont lu Olivia Rosenthal constateront que ce travail n’est pas étranger à l’une de ses façons de «faire des livres», certains de ses récits s’adossant souvent à des témoignages, des archives, des échanges librement réutilisés, ou mis en regard avec sa propre parole d’écrivain, sa propre subjectivité. Le résultat aboutit à des textes à la fois très personnels et très ancrés dans une réalité déterminée. Une réalité prégnante mais qui n’est jamais là «une fois pour toutes» et reste soumise à un regard, à une réception, à une interprétation.

Ce principe, à nouveau assumé ici, a été communiqué d'entrée de jeu à ceux et celles qu’elle a rencontrés. 






Plasticien et graphiste (collaborateur régulier des Editions Verticales), Philippe Bretelle a mis au point pour l’occasion une police de caractère, une signalétique, quelques icônes, ce qu'il a dénommé son "Bobigny unicase"





Il a fait des choix de couleur, jouant notamment souvent sur le fond vert, couleur attribuée à la commune de Bobigny pour les affichages électoraux (chaque commune possédant la sienne). Il a assuré les mises en affiche, a fait saillir certaines phrases, transformant en exergue tel ou tel passage, apportant ainsi également sa contribution à ce que disaient les textes…





Que nous racontent-ils, justement, ces textes ?

Ils vont de la « citation » à des fragments plus longs. On retrouve des témoignages bruts, des extraits d’entretiens ou le « Je » balbynien (habitant de Bobigny pour les non initiés) mène la danse. Des bribes de récits de vie où se font jour des joies, des douleurs, des frustrations, des petits bonheurs. Des paroles où résonnent aussi la mémoire de la guerre d’Algérie, l’histoire de l’immigration, qui a façonné cette ville comme la plupart des villes de la Seine-saint-Denis ; des paroles où l'on entend parfois simplement un attachement à certains lieux, certains espaces singuliers, un parc, la tour d’une cité, une friche, un chantier…




Parfois, Olivia Rosenthal restitue les témoignages de manière plus distanciée, à la seconde personne, produisant en surimpression une sorte de «vous m’avez parlé, je vous ai entendu». On trouve des textes qui parlent du passé, de l’enfance, de moments ou d'objets disparus, tel ce très beau témoignage, que l’on peut lire sur un mur du cimetière et qui s’achève sur cette remarque  :

« Le métro ça vous rapproche de Paris mais ça vous coupe de votre enfance ».



Des textes où affleurent des peurs, des joies, le souvenir de lieux qui n'existent plus (telle tour aujourd’hui détruite, tel quartier reconfiguré), les projets de réaménagement urbains avec leur lot de promesses et de doutes…





Olivia Rosenthal nous explique qu’elle n’a cherché ni à conduire un travail lénifiant sur la ville de Bobigny (orienter son projet vers une représentation du type : regardez comme elle est belle, finalement, notre ville), ni à mettre artificiellement en avant une discours monolithique de revendication sociale (la parole enfin rendue aux damnés de la banlieue…). Elle a voulu interroger le fait urbain dans sa singularité, le fait d’être ICI plutôt qu’ailleurs, ce que chacun en fait, comment l'on s’en réjouit ou l'on s’en désole, comment l’on s’en accommode. Donner un écho de la façon dont chacun construit un espace de vie dans son espace urbain.




Comme la grande majorité des villes du monde, Bobigny n’est ni belle, ni laide, elle est avant tout ce lieu où je me trouve, avec lequel je compose, ce lieu où je m’enracine, où je dépose mon vécu, où je tisse des espérances, où je me débrouille. Une ville où l’on peut encore rêver sur les rives taguées du canal de l’Ourcq, croiser un renard dans le parc de la bergère, ou se lever à cinq heures du matin pour aller implorer un titre de séjour à la préfecture. Une ville où les tours qui vous éloignent des gens obligent ceux qui sont en bas à lever les yeux au ciel.





Mais comme Olivia Rosenthal est tout sauf une bande magnétique transparente, elle n’a pas hésité a ajouter ici et là son grain de sel… Elle aussi était ICI, et elle a donc  parfois prolongé ses paroles pour donner voix à ce qu’elle y avait personnellement entendu...





Au coeur de ce projet, Olivia Rosenthal et Philippe Bretelle souhaitaient aussi instaurer un dialogue,  susciter des réactions de la part de ceux et celles qui seraient amenés à lire ces textes, à se confronter à ses affiches. Pari en partie réussi puisque ces "étonnantes paroles" ont souvent interpellé. Les séances de collage dont la plupart du temps se chargeaient eux-mêmes les artistes en résidence ont été l’occasion de petits rassemblements, de débats spontanés, d’interrogations, cette démarche inspirant tour à tour la méfiance, le dénigrement, la curiosité, l’enthousiasme… Des réactions "mur à mur" ont également été relevées. Tags, citations en retour ou cette affichette, aposée systématiquement comme une réponse à côté de chacun des textes évoquant la destruction des anciens quartiers (Karl Marx, Paul Eluard, Chemin Vert, ...) et l'espoir (ironique ?) d'avoir enfin une belle ville en 2065...




Il a aussi été beaucoup question de disparition dans cette affaire-là. Une question qui ne pouvait sans doute pas laisser indifférente celle qui, dans son avant dernier récit (On n'est pas là pour disparaître), avait investi jusqu’au vertige le problème de l’oubli, de la mémoire dévoyée, du souvenir dissolu. Celle encore qui s'était penchée de près au-dessus du "trou" de la rue d’Aubervilliers, lieu de mémoire et d'oubli des anciennes Pompes funèbres de la ville de Paris d'où allaient ressurgir les infrastructures culturelles du Cent Quatre (voir Viande froide, pièce sonore créée en résidence au Cent Quatre de novembre 2007 à janvier 2008).

Ici, à Bobigny, les paroles commencent déjà à disparaître. Les affiches se dégradent parce qu’il pleut, parce qu'il fait soleil, parce qu'il y a du vent et parce qu’on les arrache. Mais il y aurait beaucoup à dire de ces effacements qui vont de l’éradication complète par une brigade trop zélée des services de nettoyage dans telle  cité  (le vieux syndrome du karcher ?) à des interventions anonymes radicales ou ciblées de la population elle-même : on a tout enlevé ou bien on a biffé un mot, supprimé une phrase, réinventé parfois quelque chose pour redire autrement ce qui n'a pas plu, ce qui a dérangé. C’est Bruno, l’un des bibliothécaires de la médiathèque, qui a sans doute trouvé la formule la plus juste devant certaines affiches ainsi malmenées : « ça veut dire que ça gratte ». On le sent bien, dans sa bouche, ça ne sonne pas si mal que cela. Si ça gratte c’est que ça pique et le poil à gratter est toujours préférable à la pommade.



Hier et aujourd’hui, un peu partout en France, on célébrait les journées du patrimoine autour du thème de l'année, un rien ronflant : « Ces femmes et ces hommes qui ont fait l’Histoire ». Il était judicieux de faire entendre à cette occasion quelques voix habituellement plus silencieuses. Petit clin d’œil bien vu de l’art éphémère au culte de la mémoire patrimoniale… Car tout aussi provisoires soient-elles, ces silhouettes qui se profilent sur les murs de Bobigny ont aussi contribué et contribuent encore à composer le visage de notre pays. Un visage fait de bonheurs et de dérélictions mais où tout n'est pas aussi lisse que sur les bustes du Panthéon. Bref, un visage où "ça gratte"...






Olivia Rosenthal et Philippe Bretelle en résidence à la médiathèque de Bobigny, juin-décembre 2010

Images : Bobigny, photos personnelles.

mardi 14 septembre 2010

> Histoire des cheveux - Alan Pauls





Découvert par le public français en 2003 lors de la traduction de son roman phare le Passé, Alan Pauls est considéré comme l’un des écrivains majeurs de la littérature argentine contemporaine. Histoire des cheveux, publié par Christian Bourgois en août dernier, est le troisième volet d’un triptyque aux accents autobiographiques qui comprend Histoire des larmes et la Vie pieds nus. Partant de son intérêt monomaniaque pour l’univers du soin capillaire et de la chevelure (la sienne au premier chef), le narrateur de ce roman tisse un récit singulier tout en imbrications et dans lequel les soubresauts de la mémoire, constamment portés par cet "objet" apparemment mineur, le cheveu, sont l’occasion d’un exercice d’écriture analytique exigeant et original.



Tout commence par un après-midi d’été, dans un salon de coiffure désert de Buenos Aires. Un homme, «notre» homme, y est entré un peu par hasard pour fuir la chaleur. Mais l’innocence en matière de salon de coiffure n’existe pas pour lui ; le lecteur aura été prévenu un paragraphe plus tôt :

« Il ne se passe pas un jour sans qu’il pense à ses cheveux. A se les couper beaucoup, un peu, à se les couper rapidement, à se les laisser pousser, à ne plus jamais se les couper, à se tondre la tête, à se raser le crâne pour toujours. Il n’y a pas de solution définitive. Il est condamné à s’occuper sans cesse de cette question. Ainsi donc, il est esclave de cette question »

Cette séance minutieusement décrite pourrait renvoyer tout un chacun au rituel ordinaire de la coupe de cheveu en salon de coiffure. Le shampooing, les positions plus ou moins inconfortables qu’il faut adopter pour faciliter le travail de la coiffeuse, la blouse que l’on enfile, les questions auxquelles il faut répondre pour préciser la coupe que l’on souhaite...Mais les différentes phases de cette opération a priori banale deviennent chez Pauls de puissants leviers pour l’écriture et la mémoire. Sombrant dans un demi-sommeil, il laisse affluer les souvenirs qui vont bientôt le faire voyager jusqu’à l’époque de ses douze ans. Des scènes se recomposent : il y a par exemple ce geste un rien castrateur du grand-père mimant la coupe improvisée d’une mèche jugée trop longue :

« […] son grand-père, dans une de ses crises d’affection virile qui semblent l’exalter particulièrement, lui saisit d’une main une grosse mèche au vol tout en menaçant de la couper à la racine avec les ciseaux formés par l’index et le majeur de l’autre main, tandis qu’une bande sonore improvisée avec la langue, tzic, tzic, tzic, précède l’exécution de ce que les doigts promettent […] »

Il y a aussi ces souvenirs d’inconnus qui, le voyant de dos dans une file d’attente, le prennent pour une fille ; ou ce groupe de jeunes femmes noires sur une plage de Rio qui s’étaient pressées autour de lui, émerveillées par l’éclat de sa blonde chevelure….

La machine est lancée et elle ne s’arrêtera que quelques deux cents pages plus loin, sans qu’une seule fin de chapitre ne soit venue interrompre cette longue suite de souvenirs enchâssés. C’est d’un seul trait qu’ Alan Pauls nous entraîne dans les méandres touffus de la conscience de ce narrateur à la troisième personne.

Le récit semble alors agréger, par ce "biais capillaire", des épisodes de vie qui pourraient nous permettre de remonter le fil du temps, de reconstituer un puzzle de vie, avec ses moments de grâce et ses échecs. Le point de départ ici imposé, qui prend tout autant le forme d’une obsession que celle d’une contrainte ludique d’écriture, permet d’abord d’établir une sorte de taxinomie familiale à partir de laquelle le narrateur va devoir lui-même choisir son identité :

« Deux branches composant sa famille, une branche chauve et une branche pileuse, il fait sans l’ombre d’un doute partie de la seconde»

L’opposition à la lignée paternelle est ici marquée par ce signe distinctif (la branche pileuse est maternelle…). C’est d’ailleurs en partie pour s’opposer à la figure du père que l’adolescent prendra la décision, révolutionnaire et un peu ridicule, de se convertir au port des dreadlocks. Mais l’embroussaillement volontaire des cheveux inaugurera un premier échec retentissant. Malgré la détermination et les efforts du jeune homme la coupe afro ne prend pas sur sa chevelure filaire… Ce qui aurait pu constituer un souvenir de jeunesse secondaire et prêtant tout au plus à sourire prend presque la dimension d’une expérience métaphysique chez notre narrateur capillo-dépendant… Car de ce désastreux épisode ses cheveux sortiront profondément altérés. Une altération sans doute en partie nécessaire et vécue aussi comme perte de l’enfance, bien plus encore que les métamorphoses pileuses plus traditionnelles qu’appellent la puberté. Première déception amoureuse aussi puisque « la fille aux mocassins rouges », son amour de jeunesse, lui est dérobée par Monti, l’ami d’enfance à la chevelure enviée, celle sur laquelle le prodige afro a fonctionné avec une grâce étonnante…

Si dans Histoire des larmes, le narrateur cherchait à travers son histoire personnelle, celle de sa famille et de son pays, l’origine de ce mal qui empêche ses glandes lacrymales de fonctionner, la quête est ici tournée vers l’origine de son obsession pour le cheveu… Pourtant, loin d’apporter des réponses claires et définitives à cette interrogation apparemment pressante, le récit construit peu à peu une forme d’univers autarcique centré sur le ressassement et la variation autour du leitmotiv capillaire…

Quelques figures majeures occupent régulièrement le devant de la scène, tel Celso, ce coiffeur paraguayen de génie qui marquera à jamais l’existence du narrateur. Lui évitant par une intuition et un talent hors du commun de finir « écrasé sous le poids de ses perruques tristes, cendrées, insupportablement chaudes » il devient presque une sorte d'ange tutélaire et de gourou malgré lui…

« Et il doit tout à Celso. Soudain il le voit comme une espèce d’ange, un de ces dieux providentiels, d’ordre mineur mais enthousiastes, joviaux, très travailleurs, qu’un certain tirage au sort céleste destine à redresser le sort des imbéciles qui souffrent sur la terre »

Parfois c’est un moment historique ou un personnage mythique qui est soudain reconsidéré à travers ce filtre de la chevelure. Ainsi, au cours d’une émission télévisée, le narrateur découvre le rôle capital que Larry Geller, qui coiffa effectivement Elvis Presley du début des années soixante jusqu’au jour de sa mort le 16 août 1977, aura joué dans l’existence du King, le convertissant tour à tour à l’hindouisme, au bouddhisme, au christianisme et au self control…


Jouant tout autant sur la dérision que sur la gravité, Alan Pauls construit un roman savamment décalé où l’on nous livre les pièces d’un puzzle dont la totalité n’existe pas. Un peu comme pour le (anti-)héros du Silenciaire d’ Antonio Di Benedetto, cet autre monomaniaque de la littérature argentine, qui lui, construit sa vie autour de la phobie du bruit, on ne parvient jamais pleinement à donner un sens à la lubie du narrateur/personnage d' Histoire des cheveux.

Faut-il voir dans cette mise en scène autofictionnelle/biographique tressée autour de la chevelure une allégorie politique qui resterait à décrypter ? Faut-il y voir une mise en abîme du travail de l’écrivain qui sans cesse «peigne» son texte, le raccourcit, le laisse pousser, recherchant sans cesse cette impossible « solution définitive » évoquée au début du roman ? Ou s’agirait-il, au fond, du simple jeu un peu narcissique d’un roman qui se regarde en train de s’écrire ?

Dans un entretien accordé à "Evene.fr" en Mai 2009, Alan Pauls ne cachait pas son attirance pour une littérature qui « fait penser » sans pour autant rechercher la profondeur. Ce plaisir de l’analyse pour elle-même est encore décelable dans son dernier roman. Il voit dans cet exercice une forme possible de littérature qui lui convient. Evoquant par ailleurs son goût apparemment contradictoire pour certains auteurs tels que Kafka ou Joyce en même temps que pour certaines figures relevant de la culture pop, il dit ceci :

« Ce que j'aime, c'est soumettre la culture pop à un traitement moderniste. Donc si je parle de Superman, j'impose sur lui une sorte de délire hyper réflexif, hyper sophistiqué. Je peux le traiter comme s'il était un objet philosophique. J'aime inventer la richesse de la culture pop, jouer sur cette tension entre deux statuts. »

Remplaçons « Superman » par « chevelure » et l’on obtient une clé de lecture qui fonctionne assez bien avec Histoire des cheveux.

Pourtant, derrière une certaine sécheresse de la syntaxe, derrière la phrase étirée, d'allure souvent  proustienne, qui dissèque son objet à l’infini, fragmente les souvenirs en d’autres souvenirs, on voit parfois passer l’ombre d’inquiétudes plus communes : la peur de ne plus être désiré, la peur de vieillir. La mort rôde aussi sur l’échiquier et les dernières pages du roman, peut-être les seules pour lesquelles ce qualificatif convienne, sont poignantes. Le narrateur y retrouve tardivement son ami Monti, à présent imberbe et dévasté par la maladie … Mais la fin est dans le livre.

Sans doute, au final, est-ce l’exercice formel que l’on retiendra avant tout dans Histoire des cheveux. Cet exercice-là peut agacer ou fasciner. Alan Pauls s'en moque, il continue d’arpenter son territoire et son «autarcie » nous confirme au moins une chose : la littérature sud-américaine n’a pas peur. Elle avance, elle défriche et elle n’a jamais fini de nous surprendre.












Alan Pauls, Histoire des cheveux. Christian Bourgois Editeur. 2010 (traduit de l'argentin par Serge Mestre)


Images : 1) Amanda de Marcos Lopes (photo personnelle) / 3) Crazy-Redhead (http://www.loopless.com/greatsitesfive.html)  4) Hair9 (http://tiptaptip.com/tag/god/)





lundi 6 septembre 2010

> De Siam à Lycanthropolis. Escales chez le Vampire Actif.




En cette saison où les petits éditeurs tentent de tirer leur épingle du jeu dans le raz-de-marée d’une rentrée littéraire largement dominée par les grandes maisons, il est à la fois salutaire et profitable de tendre l’oreille vers des voix plus discrètes. Ici ou là (voir notamment 1, 2, 3), certains chroniqueurs s’emploient à en faire écho, au gré de leurs coups de cœur ou de leurs convictions. Bien leur en prend car le furetage loin des feux de la rampe réserve souvent de belles surprises au lecteur.

Les jeunes éditions du Vampire Actif, qui s’apprêtent à porter un troisième titre à leur catalogue, ont déjà publié, à quelques mois d’intervalle, deux livres tout à fait dignes d’attention. Cette maison d'édition s’est à la fois engagée à défendre des auteurs contemporains aptes à surprendre ou émouvoir (« les Séditions ») et à ressortir des eaux dormantes du passé des textes à la dérive dont le sang ne demande pourtant qu’à battre à nouveau (« les Rituels Pourpres »).(1)

Coup d’envoi des « Séditions », §iamoises, sorti en avril 2009, est un premier roman. A travers la figure de deux sœurs siamoises, Patrick Dao-Pailler s’empare du thème de la gémellité sous sa forme la plus radicale et tisse un récit audacieux, polyphonique et hybride qui trompera plus d’une fois les attentes du lecteur.

A la table des «Rituels Pourpres», Pétrus Borel ouvre le bal. Escales à Lycanthropolis nous introduit dans l’univers riche et singulier de cet auteur de la première moitié du XIXème siècle encore souvent mal connu. L’ouvrage rassemble un choix de textes caractéristiques des différentes facettes d’une œuvre qui fut médiocrement accueillie en son temps, puis saluée tour à tour par Baudelaire et Breton.

Plusieurs beaux articles ont déjà été consacrés à ces deux ouvrages sur différents blogs. Quelques-uns sont mentionnés à la fin de ce post.




Une requête sur Internet, une dépêche de l’AFP au sujet du meurtre d’un homme de 35 ans retrouvé mort dans le XXème arrondissement au domicile de deux soeurs siamoises, voici pour le préambule du roman de Patrick Dao-Pailler. S’agit-il d’un raccord avec le réel ? D’une fiction dans la fiction ? De la genèse d'une obsession, d'une empathie nécessaires au travail de l’écrivain ?

« Vous restez devant l’écran.
Jusqu’à ce que vous soyez absorbé par elles
Jusqu’à ce qu’elles deviennent plus vrai que vous-mêmes »

§iamoises prend d’abord la forme d’un récit à deux voix, un journal bicéphale où Lucy et Adina confient leur histoire. Elles dessinent sous nos yeux, par petites touches, leur étrange destin de sœurs siamoises de type Omphalopagus (reliées par l’abdomen). L’enfance, le quotidien, le sommeil, les rêves, la parole. Ce qui les rapproche, les partage, ce qui, parfois, commence chez l'une et finit chez l’autre. Elles nous font pénétrer à la fois avec justesse, autodérision et poésie dans leur monde d’abord inquiétant mais dont nous assimilons peu à peu les règles, la sensibilité. Démarche déjà audacieuse, inédite à ma connaissance, que cette prise de parole directe prêtée à un couple de sœurs siamoises, dont la figure est le plus souvent associée, dans notre culture ou notre inconscient, soit à la curiosité médicale et scientifique, soit à l’univers des "freaks". On pense bien sûr au film mythique de Tod Browning mais aussi à toute une imagerie liée à l’univers du cirque (sous sa forme effrayante), de la tératologie, de l’exception désastreuse.(2)
Dans toute la première partie du roman, Dao-Pailler parvient, non sans talent, à investir un espace improbable. Le ton, les remarques, les détails qui tissent ce témoignage singulier sonnent juste, sans que l’on ait tout à fait l’impression de suivre un récit réaliste. On ne se retrouve ni dans une fiction strictement documentaire, ni dans un univers reconstruit sur un mode fantasmagorique comme par exemple dans Des aveugles d’ Hervé Guibert.

Les deux soeurs ont développé une intimité à leur mesure. Le filet de chair qui les relie et les sépare tout à la fois, d’abord baptisé « Moignon », a finalement reçu le sobriquet de « Petit pont ». Ce lieu-limite de la fusion-séparation devient un organe à part entière doté parfois même d’une sensibilité érogène. Et depuis leur différence, les deux narratrices interrogent également nos peurs, nos préjugés, notre incapacité à leur accorder le droit d'exister en dehors de nos catégories. C’est notamment sur le chapitre de la sexualité que cette attitude est analysée. On tolère l’autre dans sa différence tant que cette différence ne menace pas notre intégrité d’individu « normal ».

« Deux sœurs siamoises aussi peuvent être normales. Il suffit qu’elles ne fassent pas l’amour »

Mais Lucy et Adina dérogent à cette image rassurante : «Oui, le monstre fait l’amour…»

Elles passent alors en revue, dans une paragraphe magnifique, toute la gamme des désirs dont elles peuvent faire l’objet :

« Nous notre côte est élevée. La rareté, vous comprenez. Nous sommes très demandées. Alors il faut trier. Il faut trier entre : ceux qui se mettent au défi de coucher avec un monstre ; ceux qui veulent voir, ceux qui veulent savoir […] ; et ceux qui ne se posent aucune question, ce n’est pas les bizarreries de la nature qui les attirent, c’est le fait qu’ils puissent caresser deux chattes en même temps, deux paires de seins. Tout le reste ils l’oublient, ils ne voient pas : les asymétries, les brisures, les gnons, les ombres portées au cœur des boursouflures, et ce gros moignon entre nous deux. Ce qu’ils aiment en nous, c’est la profusion : l’excès de chair, l’excès de femme… Et les derniers, les plus pitoyables peut-être : ceux qui s’approchent vers vous comme pour vous faire la charité, le regard pieux. Tout juste s’ils ne vous tirent pas leur chapeau bas pour vous présenter leurs condoléances. C’est peut-être ça qui les attire, remarquez : cette proximité du sexe avec la mort. Ils la voient partout. On dirait qu’ils s’apprêtent à faire sortir Dieu de leur chapeau. Que c’est pile au creux de leur chapeau qu’ils vont jouir ».

Cette analyse douloureuse et lucide opère presque un retournement tératologique, c’est l’individu non-siamois, l’individu normal qui devient monstrueux. Un peu à l’image de cette voisine dont les comportements alternent entre une charité maternante et démesurée, des excès de folie (elle est surprise en train de laper le lait du chat dans le bol placé devant la porte) et une malveillance paranoïaque (elle fait circuler une pétition dans laquelle elle accuse les deux sœurs de se livrer à des cérémonies vaudoues). La différence de l'autre fait vaciller nos repères et nous renvoie à notre propre monstruosité.

Le récit va basculer une première fois lorsque Fernando, l’amant de Lucy et Adina, est retrouvé mort dans la chambre des deux sœurs au lendemain d’une nuit où elles mesurent ce qui les sépare et les rassemble dans cette complexe liaison charnelle à trois.

S’agit-il d’un meurtre dicté par l’impossibilité pour chacune d’elles d’être l’unique maîtresse de leur amant ? Les sœurs mentent-elles, ont-elles oublié, sont-elles vraiment coupables ? L’ombre des Bonnes de Genet n’est soudain plus si loin et le spectre revisité du crime des sœurs Papin semble un instant planer sur le récit. Celui-ci semble devoir s’engager vers le thriller psychologique avec, en arrière-plan, la figure mythique des sœurs meurtrières.

Mais la spécificité des accusées fait que l’on s’égare plutôt dans un imbroglio qui défie les lois de la raison juridique. Leur faut-il un seul ou deux avocat(s) ? Est-il envisageable que l’une des sœurs soit coupable sans que l’autre ait été complice ? Comment envisager l’exécution d’une peine qui condamnerait l’une des sœurs et innocenterait l’autre ? La reconstitution tout comme l’isolement en box de chaque accusée légalement prévu pour le procès donnent lieu à des aménagements inédits…

Le roman se libère peu à peu de tout cadre réaliste et le procès des deux sœurs s’apparente de plus en plus, tant par le ton des plaidoiries que par les événements qui s’y déroulent, à un théâtre de l’absurde où le tragique côtoie le grotesque.

Le cours des audiences est subitement interrompu par la menace d’attentat d’un mystérieux groupuscule terroriste, le «Groupe d’Action Armé pour l’Homme Simplex», qui mène un combat sans merci contre tout ce qui évoque la paire, la dualité, le double… A ce groupuscule répondront en écho inversé d’autres associations, telles que «Duplik», qui considère au contraire que « les siamois sont une variété d’humains avancés, que l’homme actuel – pris dans les schèmes de son unicité – n’est pas prêt à reconnaître comme telle, et à laquelle il ne favorise pas l’accès au monde. »

Ferment involontaire de toutes les élucubrations politico-métaphysiques, objet de toutes les convoitises (érotiques, artistiques), les Siamoises regagneront finalement leur appartement du XXème arrondissement, laissant quant à elles certaines questions entières :

« Est-ce toi Lucy,
Ou bien moi,
Qui recrache les pépins quand nous mangeons du raisin ?
Je ne me souviens plus »



Dans ce roman, placé dès le préambule sous le signe du « work in progress », Patrick Dao-Pailler expérimente différents registres et différentes voies formelles (journal, poème, dialogue, coupure de presse) et joue constamment avec les conventions des genres auxquels il se prête. Il a finalement composé un beau monstre, qui à l’instar des singulières héroïnes de ce roman, vit sa propre vie sans se soucier de bousculer nos représentations et nos catégories.

Au cours de ce ballet il aura pourtant réussi à nous faire toucher du doigt des questions de fond, telles que celles de l’altérité, de la différence, du corps, du désir et de la société du spectacle qui les met si souvent en scène.

(On notera au passage que les hasards de l’édition font qu’en 2010, deux nouvelles prenant pour personnages principaux des sœurs siamoises sont également parues : « Les Dames aux peaux de phoque » dans Microbes, de l’écrivain argentin Diego Vechio et « Scènes de la vie d’un monstre double » une magnifique nouvelle de Nabokov rééditée dans ses Nouvelles complètes.)

*


Reconnaissons à certains éditeurs le mérite de rappeler régulièrement à notre attention des textes a priori plus éloignés de nous, qu’il s’agisse de fragments noyés dans une œuvre abondante et souvent un peu vite cataloguée (je pense notamment à Relation d’un voyage chez les sauvages de Paris, deux très belles lettres de George Sand parues aux éditions du Sonneur en Mai dernier) ou de textes d’auteurs oubliés ou mal connus (tels les Contes d’un buveur d’éther de Jean Lorrain, récemment édités par les éditions du Chat Rouge).

S’inscrivant dans cette dynamique, avec Escales à Lycanthropolis les éditions du Vampire Actif nous livrent non seulement dix textes majeurs de Pétrus Borel, mais accompagne notre lecture d’un paratexte consistant, jamais pédant ou ennuyeux. Organisé à partir de plusieurs entrées, ces notes ou articles permettent d'accéder à l’ensemble du corpus ou de lire un texte indépendamment des autres.

Un texte liminaire d’une trentaine de pages revient d'abord sur l’itinéraire de Pétrus Borel et réinscrit son œuvre dans son contexte littéraire, politique et social ; mais chaque texte est à nouveau précédé d’une brève introduction qui en rappelle les enjeux importants et le resitue dans l’œuvre de son auteur. On trouvera encore, en fin d’ouvrage, deux articles de Baudelaire et de Breton consacrés au Lycanthrope ainsi qu’une « clôture » signée Olivier Rossignot, auteur d’une thèse de doctorat sur Pétrus Borel mais qui nous livre ici un texte à la fois personnel, agréable et éclairant sur l’écrivain (le contraire d'une thèse diraient les mauvaises langues). On notera encore que le Vampire Actif prolonge et élargit ce dialogue avec Pétrus Borel à travers une série d’articles en ligne de grande qualité signés Desmodus 1er et portant sur différents thèmes ou problématiques présents dans cette œuvre (les prisons, la providence... ).

L’œuvre de Pétrus Borel s'inscrit dans le courant de ce premier romantisme dit « frénétique » où l’on range aussi des auteurs tels que Gérard de Nerval et Théophile Gauthier. Si l’on voit que Borel s’y rattache par son anticonformisme, son opposition virulente à un monde régi par la bourgeoisie montante, le respect des bonnes mœurs, des conventions établies et le triomphe montant du matérialisme, il s’en distingue aussi par plusieurs aspects. Il se proclame républicain quand la plupart des écrivains romantiques sont attachés, par réaction à la bourgeoisie dominante, au royalisme ; une certaine forme de radicalité critique semble également le placer au-dessus du lot des confrères de son cénacle ; enfin, s’il partage avec eux une mélancolie révoltée et un sens aigu du sarcasme, ses audaces d’écriture et de ton marquent son oeuvre d’une forme de modernité que lui reconnaîtront bien des auteurs de la postérité.

D’autres balises importantes sont encore posées dans l'introduction : les thèmes de prédilection qui traverseront son œuvre (amour malheureux, suicide, quête déçue de l’absolu), la variété des genres auquel il s’exercera (poésie, nouvelle, roman), son indignation face à l’esclavage et au traitement que la société de son temps réserve aux civilisations "exotiques" ou aux individus qui en sont issus (on lira notamment l’Obélisque de Louqsor, qui dénonce les exactions commises sur le patrimoine de certains pays).

Non seulement écrivain et poète, Borel fut aussi éditeur, journaliste et traducteur et utilisa les différentes facettes de son talent pour exprimer souvent de manière radicale et irrévérencieuse, la soif de révolte et de liberté qui l’animait.

C’est aussi la guigne de Borel que les éditeurs ne manquent pas de souligner. Déveine durable de son vivant d’un écrivain incompris, trop radical, peut-être en avance sur son temps ou dont l’œuvre sembla parfois peu ancrée dans les préoccupations du moment.

Dans le corpus sélectionné on trouvera quatre textes extraits des Contes immoraux, deux textes, de facture plus fantastique, parus initialement dans des revues parisiennes ; l’unique roman de Pétrus Borel, Madame Putiphar ; un texte issu d’une ancienne édition comprenant des écrits de plusieurs auteurs et enfin deux articles écrits pour l’Encyclopédie morale du XIXème siècle. L’article consacré au Lycanthrope dans la Taverne du Doge Loredan, l’un des premiers blogs a avoir attiré l’attention sur cet ouvrage, fait une très claire et très belle synthèse du corpus en soulignant notamment les filiations que l’on peut établir avec certains auteurs fantastiques et gothiques pour ce qui est des nouvelles le Fou du Roi de Suède et les Pressentiments médianoche.



On soulignera ici avant tout la forte personnalité de l’écriture de Pétrus Borel. Borel, l’insoumis, s’accorde notamment une série de licences orthographiques, supprimant par exemple systématiquement les « t » des participes présents, remplaçant les « a » par des « e », et manie la langue avec jubilation. Il donne souvent, dans ses nouvelles, une place prépondérante au dialogue, les transformant presque en courtes pièces de théâtre (notamment dans Champavert le Lycanthrope). Ses récits ne souffrent d’aucun appesantissement, la phrase est toujours énergique, rythmée, incisive.

Mais c’est peut-être avant tout par ce mélange d’ humour corrosif et de pessimisme radical que Pétrus Borel est un Moderne avant la lettre, ce que n’avait pas manqué de remarquer André Breton en son temps. L’apologie du suicide, qui occupe le devant de la scène dans plusieurs des récits, est l’occasion, derrière la contingence des amours déçus ou impossibles (avec Edura, Flava, Philogène), de dénoncer le «théâtre du monde » et de construire une métaphysique radicalement pessimiste. Rien n’échappe à la vacuité du sens, aucune diversion, aucun espoir ne semblent envisageables.

Dans la Notice sur Champavert on trouve cet argumentaire qui vise à éliminer rationnellement tout idée même d’utilité de la vie :

« Est-il rien de plus inutile que la vie ? une chose utile c’est une chose dont le but est connu ; une chose utile doit être avantageuse par le but ou le résultat, doit servir ou servira, enfin c’est une chose bonne. La vie rempli-elle une seule de ces conditions ?... le but en est ignoré, elle n’est ni avantageuse par le fait, ni par le résultat ; elle ne sert pas, elle ne servira pas, enfin, elle est nuisible ; que quelqu’un me prouve l’utilité de la vie, la nécessité de vivre, je vivrai… »


Mais la mort, la solitude, la trahison et le désenchantement sont souvent appréhendés à travers une forme de dérision que Borel manie avec une belle dextérité.

Au début de la nouvelle Passereau l’écolier  l’infidélité féminine donne lieu à quelques situations et quelques « tirades » dignes de Feydeau ou Courteline et le narrateur joue les cocus magnifiques avec brio.

Le suicide lui-même est traité tout à la fois avec gravité et humour. La détermination avec laquelle Passereau cherche à mettre fin à ses jours trouverait presque une résonance dans Les Nuits de l’Iris Noir, l’une des nouvelles du recueil Suicides exemplaires de Vila-Matas, lorsque l’un des membres du cénacle sénéquien des prétendants au suicide déclare que « sans la perspective du suicide » il « se serait déjà donné la mort». Mais le Passereau de Pétrus Borel n’a pas tant de patience, ce qui l’amène à quémander les services d’un bourreau, à lui demander, en quelque sorte, de faire œuvre d’utilité sociale en lui permettant de se supprimer par des voies techniquement fiables. La requête prend bientôt une dimension d'un autre ordre
à travers cette lettre que Passereau adresse aux députés, et qui mériterait dès aujourd'hui de figurer dans tous les mnauels scolaires de Première ! Passereau suggère aux députés d’instaurer « à Paris et dans chaque chef-lieu des départements, une vaste usine ou machine, mue par l’eau ou la vapeur, pour tuer, avec un doux et agréable procédé, à l’instar de la guillotine, les gens las de la vie qui veulent se suicider »
Une taxe de cent francs réclamée à chaque tête tombante permettrait d’ouvrir une nouvelle ligne de recettes dans les caisses de l’Etat tout en faisant œuvre de charité publique. Borel s’appuie sur les statistiques recensant les tentatives de suicide, calcule le montant de cette rente, énumère et étaye les avantages que présenterait le projet sur le plan de la morale, de la salubrité publique et des besoins de l’Etat… et invite ici la France à continuer de développer son œuvre civilisatrice en montrant ainsi les voies du progrès aux autres nations. Cette lettre est irrésistible. On notera au passage qu’elle fait immanquablement penser dans son principe et sa construction à la Modeste proposition de Swift. Quoique plus sombre et se référant à une situation socio-politique tragique (la famine en Irlande), le texte de Swift constitue un puissant modèle de satire politique. Borel le connaissait-il ? (Modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres d’être à la charge de leurs parents ou de leurs pays et pour les rendre utiles au public).

Les lecteurs qui auront été avant tout séduits par ce talent sarcastique retiendront également les deux derniers textes, le Croque-mort et le Gniaffe, deux purs joyaux d’érudition, de drôlerie, d’ironie et de performance langagière. Borel y décrit le métier de Croque-mort et celui de Gniaffe (cordonnier), apportant détails et précisions sur l’art et la manière de chaque profession, les sous-catégories autour desquelles elles s'organisent, les postures qu’elles appellent. Le tout avec un humour brillant et décapant qui étincelle à chaque coin de phrase.

Sans doute trouvera-t-on dans ce maniement jubilatoire de la langue, dans ce sens tragique du rire, une forme de maigre mais précieuse compensation à la vision sombre du monde, de la société et des hommes qui traverse ces textes de Pétrus Borel, à découvrir de toute urgence.

*

Au vu du soin apporté au choix et à l’édition de ces deux premiers textes, il y a fort à parier que le Vampire Actif nous réserve encore de beaux moments de lecture. Ceux qui ont effectué ces premières escales attendent avec impatience la Vieille au buisson de roses, une "sédition" de Lionel-Edouard Martin, annoncée pour octobre.

***
Notes

1) Existe une troisième collection, "Les Entretiens", avec une première parution prévue pour 2011
 
2) On notera toutefois qu' une vision plus sensible a été développée, notamment dans les Frères Falls , le film des frères Polish (avis toutefois mitigé de la critique sur le plan cinématographique) et quelques documentaires relativement confidentiels comme celui réalisé par Manon Loizeau et Jean-Christophe Rosé sur les soeurs russes Macha et Dacha Krivoshliapova )


Sur §iamoises :
Bartleby les yeux ouverts
La Taverne du doge Loredan
 
Sur Escales à Lycanthropolis :
La Taverne du doge Loredan
De seuil en seuil
 
 
Patrick Dao-Pailler, §iamoises, les Editions du Vampire Actif, 2009
Pétrus Borel, Escales à Lycanthropolis, les Editions du Vampire Actif, 2010
 
 
Images (Photos personnelles) : 1) Katharina Sieverding, Transformer / 3) Sebastiano Mauri, L'ombre du doute / 5) Loup