samedi 27 mars 2010

> Cour Nord - Antoine Choplin















A une heure où la crise, la précarité, la souffrance au travail et la montée du chômage sont plus que jamais de propos, plusieurs textes récemment publiés prenant pour cadre ou objet le monde professionnel ont reçu un accueil attentif du public ou de la critique. Certains essais relevant du champ des sciences humaines ont ainsi parfois touché un lectorat plus large que celui de leur paroisse habituelle. Je pense notamment à Chantier interdit au public l’enquête de terrain du sociologue Nicolas Jounin dans les milieux du bâtiment. Côté littérature on retiendra bien sûr  La centrale, magistral premier roman d’Elisabeth Filhol, qui nous invite à un voyage en apnée dans le milieu des intérimaires du nucléaire (voir ICI un interview dans evene.fr). Un texte où l’écriture, précise et extrêmement travaillée, confine à une forme d’esthétique glacée qui laisse apparemment peu de place à la critique sociale. Difficile pourtant de ne pas y relever la monstruosité d’un système, un système d’autant plus choquant qu’il semble avoir été depuis longtemps intériorisé et banalisé par ceux qui le subissent. A noter également, d’une toute autre facture, la première traduction française (que l'on doit à Evelyne Lesigne-Audoly) du Bateau-usine  de Kobayashi Takiji, grand roman japonais de la fin des années 20, devenu un classique dans le pays de son auteur. Un récit prolétarien au style mordant et sans lamento qui nous plonge dans l'univers éprouvant des pêcheurs de crabes en mer d’Okhotsk (présentation ICI et ICI). Cour Nord, le dernier roman d’Antoine Choplin, dont la parution fut relativement discrète, plante son décor dans un espace-temps plus familier : une usine du Nord de la France dans les années 80. Une période suffisamment proche pour qu’on s’en souvienne mais suffisamment éloignée pour que se signalent quelques hoquets de l’histoire : restructurations, délocalisations, licenciements… C’est sûr, ça nous dit quelque chose.



L’histoire s’inscrit dès l’ouverture dans la vaine du roman social. Au cœur d’une région fortement marquée, une usine (dont nous ne saurons finalement que peu de choses) est menacée de fermeture. Les salariés mènent un dernier bras de fer contre la direction alors que la grève dure depuis longtemps déjà. L’essoufflement du mouvement n’est pas loin et on le devine vite, rien ne sera concédé aux grévistes. Mais de cet arrière-plan aux accents zoliens se détache rapidement deux personnages, un père et un fils (le narrateur qui porte le récit), dont la relation pudique et les sensibilités divergentes vont enrichir et nuancer cette première trame.

Le père, vieil ouvrier syndicaliste attaché depuis toujours à son usine est prêt à mener le combat jusqu’au bout. Léo, le fils, travaille dans la même usine que son père et vit avec lui. Leurs échanges se limitent à quelques dialogues anorexiques et aux bières partagées en silence à l’heure du dîner. Ouvrier lui aussi, Léo construit pourtant sa vie ailleurs. Trompettiste durant son temps libre, il s’échappe dans sa passion du jazz, passion qu’il partage avec quelques amis musiciens. Ils ont ainsi monté un quartet sous la figure tutélaire de Thelonious Monk, leur artiste de prédilection. Les répétitions vont bon train et les quatre amis préparent leur premier concert. Le jazz occupe une place centrale dans le livre, d’ailleurs construit comme un opus : thème, deux variations et reprise du thème… On ne peut s’empêcher d’y voir un écho de ce que cette musique, historiquement, porte en elle de revendication sociale.




Au moment où tout semble perdu pour les grévistes le père de Léo entame alors une grève de la faim solitaire dans la cour Nord de l’usine. Ce dernier combat, radical et désespéré, attire un moment l’attention des médias et relance brièvement les espoirs de négociation avant de retomber dans le silence et l’oubli… Devant cet engagement, la présence du fils est discrète. Choplin suggère à merveille la tendresse du fils pour le père en même temps que la distance qui les sépare. Léo ne renonce pas à ce qui est essentiel pour lui et futile aux yeux du vieil ouvrier. Il préfère s’accrocher aux gammes denses et inquiètes de Thélonious Monk qu’à un combat qu’il sait perdu d’avance.

De cette lutte ultime Antoine Choplin aurait pu tirer une fin tragique. On sent à plusieurs reprises la mort et le suicide rôder comme des issues possibles. Mais pour l’essentiel ce sont d’autres pistes qui seront pointées par le récit. Les rêves des uns et des autres se détachent en effet peu à peu de cette page qu’il faut bien se résigner à considérer comme tournée : Nadine, une ouvrière de l’usine veut monter une oisellerie près de la frontière belge ; Ahmed, le chef cariste qui rêvait de revoir la mer finit par partir pour Marseille ; Vincent, l’un des amis musiciens de Léo, projette d’aménager une piste de ski sur le terril de Noeux-les-Mines ; Gasp, un autre membre du quartet, est partagé entre son amour des femmes et ses rêveries new-yorkaises (ville où il s’est un jour rendu pour assister aux funérailles de Thelonious Monk) ; Léo finira par composer le morceau qui lui tient à cœur et lui trouvera un titre, Cour Nord. Dernier hommage discret au combat de son père et à un monde en train de disparaître sous les roues de l’histoire et de la logique libérale.

Le dernier des Mohicans n’ira pas non plus au bout de sa mort annoncée. Le syndicaliste sera arraché à sa grève de la faim et devra à son tour renaître de ses cendres. Dépossédé de sa dignité professionnelle, il lui reste à mettre en œuvre ce qu’il avait longtemps remisé... Les dernières pages nous le montrent construisant un pigeonnier dans son jardin et reprendre ainsi à son compte une précision gestuelle longtemps déployée dans le cadre d’un travail dont il est à présent privé.

Morale douce-amère : la lutte sociale ne semble plus faire le poids devant la marche impitoyable de l’histoire et des intérêts patronaux, seule reste la voie fragile et humaine que chacun peut se frayer en dehors de cet espace collectif de lutte ou de souffrance.

Gasp, au lendemain d’une nuit passée avec une étudiante italienne, a cette réflexion au sujet du corps et du désir qu’il inspire :

« Des plis. Ça se joue dans les plis. Quand on y pense on est fait avec ça, des plis, des centaines de plis. […]. Le reste, le tendu, le lisse, c’est moins fort, tu vois, ça manque de caractère, de signes distinctifs. Alors que les plis, ça, c’est une vraie signature du corps, les plis qu’on a, là où ils se trouvent, comment on consent à les ouvrir ou pas.»

Sans doute peut-on lire là un message plus large et proche de cette morale énoncée plus haut : c’est dans les plis de la vie, jamais très loin des blessures, que l’on peut encore inventer les rares espaces de désir et de liberté qui nous restent.


Le style d'Antoine Choplin est minimaliste, dépouillé à l’extrême. Son écriture, proche de l’oralité et collée au réel, pourra sembler indigente à certains lecteurs. Elle distille pourtant une poésie tout en retenue et en ellipses. On s’attache finalement à cette histoire aux contours gris dont les personnages, mi-taiseux, mi-rêveurs, sont plus complexes qu’il n’y paraît d’abord.


Antoine Choplin, Cour Nord. Rouergue, 2010

Images : Usine désaffectée, Lille Sud (Janicks) / Thelonious Monk (Bop and Beyond)


1 commentaire:

  1. bien aimé ce roman. Il s'est bien placé dans un défi-lecteurs sur le thème de la musique, entre des comités d'établissement. Rien de tel que des gens du terrain pour poser à l'auteur de bonnes questions sur son livre, et ses conceptions. Antoine Choplin est actuellement en résidence dans ma ville :-) http://tinyurl.com/6ggfc6a

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