dimanche 14 février 2010

> 2666 : Roberto Bolaño par Alex Rigola











On sait que la sortie de 2666, œuvre dernière et monumentale de Roberto Bolaño, a constitué un événement tant éditorial que littéraire. La parution de sa traduction française par Robert Amutio chez Christian Bourgois en 2008 (quatre ans après la première édition de la version originale en espagnol) a suscité une effervescence notable de la critique et plus encore peut-être de la blogosphère, qui aurait activement contribué, avant même cette parution, à faire connaître Bolaño aux lecteurs français (remarque de Bartleby dans un entretien avec Marc Villemain paru dans le "Magazine des Livres").

De ces nombreux billets, nous en retiendrons ici trois, qui nous semblent incontournables :

1) celui de François Monti paru dans feue Tabula Rasa et auquel se réfèreront par la suite de nombreux bloggers (voir notamment Juan Asensio).

2) Le billet d' Antonio Werli qui le prolonge dans Fric Frac Club.

3) L' article de Bartleby qui propose un détour éclairant par la géométrie non euclidienne pour mieux saisir le fonctionnement structurel du roman et la fonction nodale de Santa Teresa dans 2666 (et où l'on trouvera plusieurs autres liens intéressants).

C’est cette œuvre imposante et par bien des aspects inépuisable qu’ Alex Rigola, metteur en scène catalan et directeur du "Teatre Lliure", vient de faire le pari de porter sur les planches. Cette création a abouti à une pièce de cinq heures présentée ces jours-ci dans le cadre du Festival Standard Idéal  de la MC93, à Bobigny.

Petit retour d’expérience d’un spectateur, lecteur à ses heures de Bolaño…

On notera tout d’abord que le public ne semble pas s’être précipité en masse aux guichets. Sur les quatre représentations prévues (du 11 au 14 février) la première a dû être annulée faute de réservations et, ce vendredi 12 février, la salle Oleg Efremov était tout de même un peu clairsemée… Il est vrai que la communication autour de l’événement est restée assez discrète et que l’adaptation théâtrale d’une œuvre que l’on peut raisonnablement qualifier de difficile n’avait pas nécessairement de quoi attirer les foules. Qu’à cela ne tienne…

La pièce reprend le découpage en cinq parties du roman, cinq actes, pourrait-on dire, d’environ une heure chacun. Dix à vingt minutes de pause entre chaque partie permettent d’assurer le changement de décor (et de ménager une certaine catégorie de spectateurs).

"La partie des critiques" est construite autour d’un huis clos très sobre : utilisation exclusive de l’avant-scène, quelques chaises autour d’une table et côté jardin un paper board sur lequel les protagonistes vont inscrire progressivement les informations recueillies sur Benne von Archimboldi, pour l’essentiel les lieux où il a vécu et où il s’est rendu. Espace clos et « pédagogique » qui met d’abord l’accent sur l’échange académique et la recherche raisonnée de la trace du grand écrivain. Peu de mouvements, peu d’effets de scène, présence compacte du texte. Le tableau blanc se couvre peu à peu de noms de villes qui convergent bien sûr vers l’ultime destination, Santa Teresa. Le paper board se transforme un moment en une toile sur laquelle défilent en travelling des images du désert mexicain et de Ciudad Juarez, lieu qui semble absorber dès lors, appeler à lui, tous les autres lieux inscrits en surimpression sur les images. Proposition intéressante : Rigola fait de la scène où le chauffeur de taxi pakistanais est agressé par les critiques un point de tension dramatique de cette première partie. La violence survient ici sans prévenir et nous donne à voir une fissure qui préfigure déjà le Santa Teresa qui sommeille en chacun de nous, le puits insondable qu’explorera la suite du voyage.

« La partie d’Amalfitano » se joue aussi en espace clos sur l’avant-scène, dans un décor représentant la cour du professeur de philosophie : une table de jardin, quelques chaises et à l’arrière la fameuse clôture « qui avait besoin d’un coup de peinture ». Six personnages : Amalfitano, sa fille, sa femme Lola, le doyen Guerra et son fils ainsi qu’une brève apparition de Boris Elstine (un comédien portant un masque proche du farce et attrape…). Cette seconde partie s’ouvre sur la découverte du livre de Dieste (moment qui arrive plus tard dans le roman). Le Testament géométrique est suspendu dès le début à son fil à linge et constitue un objet central de toute la partie, mis à l’épreuve non pas simplement des éléments naturels mais de la montée croissante de l’irrationnel et de la violence. Le fils Guerra, ambigu à souhait, est porteur de toutes les menaces de Santa Teresa… La voix intérieure du père d’Amalfitano est également fortement mise en avant. Autre déplacement du texte par rapport au roman, c’est justement une injonction paternelle, voix off dont l’écho retentit plusieurs fois, qui clôt cette seconde partie : « Tu dois faire attention camarade, il me semble que les choses ici sont au rouge vif ».


« La partie de Fate » s’ouvre par de larges extraits du discours de Seaman dans l’église du révérend Foster. Ce passage du roman, ici placé en début de partie, est transformé en un entretien filmé entre Seaman (chemise à fleur, verre à la main) et Oscar Fate. L’ambiance du film noir voire du thriller latino-américain, fortement présente dans cette partie du roman, est ainsi intelligemment soulignée. Retour à la scène où les comédiens sont confinés dans un espace encore plus réduit, sorte de théâtre de marionnettes où ils essaient tant bien que mal d’occuper l’espace qui leur est dévolu. Cet espace scénique est surplombé d’un écran de taille à peu près identique, sur lequel des fragments de films viennent de temps à autre dédoubler l’espace théâtral. Les images introduisent tour à tour des effets de prolongement (extraits entraperçus du match de boxe, images accélérées des mêmes personnages buvant du mezcal, mangeant et dansant dans une discothèque, …) ou de redondance : la scène théâtrale est projetée, parfois en temps réel, parfois en temps décalé sur l’écran. La réalité apparaît ainsi fragmentée dans un jeu de miroirs où les personnages semblent eux-mêmes se perdre. Le jeu, parasité par ces images et soutenu par un fond musical et sonore qui va crescendo, se déploie progressivement vers un pic de folie où se mêlent sexe, alcool, cocaïne et violence. Le récit, tendu à l’extrême, aboutit à une sorte d’implosion. Fate et la fille d’Amalfitano sont alors projetés hors du cadre qui les emprisonnait, premier pas vers le désert de la Sorona, annoncé par les paroles de Fate qui closent la troisième partie (extrait là encore placé en fin de partie pour l’adaptation théâtrale) : « derrière les assassinats de Santa Teresa, se cachent tous les secrets du monde».


« La partie des crimes ». La scène est ici utilisée dans toute sa profondeur. Un décor figure le désert de Sorona (sables, arbustes, …), décor enceint entre trois bâches blanches et soumis à une lumière crue, solaire. Allongée légèrement sur le devant de la scène une comédienne nue maculée de traces rouges figure l’une des victimes du ravin de Podesta. Quelques flics portant lunettes noires et cravates desserrées procèdent à des relevés nonchalants. Après quelques échanges entre les policiers apparaît bientôt Klaus Haas (le comédien qui interprètera Archimboldi dans la dernière partie), le suspect allemand, qui donne sa version des faits, raconte le supplice de Jesus Chirman, et annonce la venue du géant aux pieds ensanglantés.
Choix original et fort, l’énumération des centaines de crimes commis à Ciudad Juarez dont la description occupe l’essentiel de cette partie du roman est concentrée en un défilé muet de noms projeté sur le rideau blanc en fond de scène. Plus de trois cent victimes apparaissent ici par la mention de leur nom, prénom, âge et date de mort alors que la comédienne au sol improvise une mélopée où se mêlent cris, pleurs, jeux sonores. L’énumération s’étend même jusqu’en 2003 (celle de Bolaño s’arrêtait à l’année 1997). Les comédiens reviennent ensuite progressivement sur scène déposer des croix de différentes taille au pied des talus qui jonchent la scène pendant qu’une musique évoquant un requiem recouvre peu à peu les cris de la comédienne. A cette longue scène muette succèdent brutalement quelques échanges de blagues de mauvais goût sur les femmes, récitées avec froideur, lenteur et sérieux par les flics aux lunettes noires. Rideau.



« La partie d’Archimboldi ». La scène est à nouveau largement occupée. Un écran est tendu devant lequel se trouve un tapis roulant légèrement surélevé. Une estrade placée dans le sens de la longueur permet également aux comédiens de se déplacer devant l’écran. Sur la droite de ce plateau, un fauteuil où est assise Mme Bubis /baronne de Zumpe.Cette dernière partie est exclusivement consacrée au récit de la vie de Hans Reiter, récit que se répartissent les différents personnages (Reiter, Mme Bubis, Lotte, M. Bubis,…). Il est illustré par des images projetées en continue sur l’écran : fonds marins, vue aériennes de différentes villes d’Europe, images d’archives de combats sur le front de l’Est et de cadavres dans les camps d’extermination…Cette dernière partie tire les ficelles de l’ensemble : Hans Reiter est Benno von Archimboldi, Mme Bubis la baronne de Zumpe, Klaus Haas le fils de Reiter… Reiter, torse nu, se déplace, immobile sur le tapis roulant, semblant à chaque instant faire corps avec les images qui défilent dans son dos. A l’issue de la scène finale (que la pièce conserve identique à celle du roman : le dialogue dans un parc de Hambourg au sujet des glaces Fürst Pückler et le départ pour le Mexique), le pas de Reiter s’accélère, la foulée devient celle d’un coureur et se fait de plus en plus rapide, alors que l’écran projette cette même image, dédoublée et subdivisée progressivement à l’infini.



Des moments forts mais un résultat inégal.
Au final, la pièce d’ Alex Rigola produit un effet assez inégal.
S’attaquer à un texte romanesque aussi dense que celui-ci pour l’adapter à la scène impliquait d’abord un travail de sélection sur le texte. Même pour aboutir à une création de cinq heures, il fallait nécessairement construire un récit dans le récit, procéder à des retranchements. De ce point de vue, les choix retenus par Rigola me semblent  convaincants. Les déplacements en début ou fin de parties de certains extraits du romans, les coups de projecteur sur tel ou tel passage sont souvent probants et justes. Le travail sur le passage du texte à la parole (qui pose toujours question lorsqu'il s'agit de transormer un texte romanesque en texte dramatique) est également réussi. Quelques glissements de la troisième à la première personne, mais surtout une habile répartition de la narration entre les protagonistes font très bien passer la partition.

En ce qui concerne les options scénographiques, de mise en scène et de direction d’acteur, les résultats me paraissent plus aléatoires. Les déplacements sont parfois gratuits (la femme d’Amalfitano se déplaçant debout sur une chaise pour dire son texte), certains gestes relèvent  du « procédé » : ainsi lorsqu’une scène d’amour est évoquée (Liza Norton, Mme Bubis), la comédienne concernée enlève souvent son chemisier pour le remettre quelques instants plus tard... On pourra aussi s’interroger sur la longue « chorégraphie » du comédien en uniforme de la Wehrmacht dans la dernière partie qui à mon goût surcharge la scène sans y apporter un réel supplément de sens.

Pour ce qui est du recours à la vidéo dans le spectacle, il me semble pertinent, inventif et doté d'une réelle dimension dramatique dans la troisième partie, beaucoup plus discutable dans la cinquième. Les images y constituent souvent une simple illustration qui n’apporte pas grand-chose : projection d’une machine à écrire flottant sur l’écran lorsqu’on évoque le travail d’écriture d’Archimboldi, projection de livres lorsqu’on nous dit qu’il lit…, projection des images extrêmement crues et violentes de cadavres d’Auschwitz ramassés à la pelleteuse pour illustrer les crimes de juifs évoqués dans le texte… Tout cela ne va pas de soi ou va trop de soi, d’autres choix, plus subtils ou apparaissant comme plus nécessaires auraient sans doute été possibles. La longue liste des victimes de Ciudad Juarez a un effet plus fort et plus juste que les images concentrationnaires de la dernière partie. La partie des crimes, justement, me semble la plus aboutie de toute la pièce. C’est aussi celle pour laquelle le metteur en scène a pris le plus de licence par rapport au roman de Bolaño, preuve s’il en est que lorsque l’on passe d’un genre à un autre, la prise de liberté est parfois l’occasion d’une plus grande fidélité. L’effet de saturation que produit dans le roman la description des centaines de crimes commis à Santa Teresa est restitué avec justesse par ce procédé qui se passe aussi bien de paroles que d’images d’archives…

Par chance, lorsque la mise en scène ou les idées faiblissent il reste le texte de Bolaño qui lui, est toujours servi avec beaucoup de précision et de justesse par les comédiens (on regrettera donc la version souvent élaguée du surtitrage en français ainsi que les coquilles qui s’y trouvent encore). Au final, cette prouesse (car cela en reste une) est peut-être à prendre avant tout comme un hommage. Et si la pièce, malgré ses points de force,  ne produit pas toujours ce coup de talon sur les paupières dont parlait Antonio Werli au sujet du roman de Bolaño à la fin de son article de  Fric Frac Club, tout au moins nous invite-t-elle à lire et relire un texte qui marche devant nous. Ne doutons pas que d’autres créateurs s’en empareront à nouveau…



- Roberto Bolaño, 2666. Christian Bourgois Editeur, 2008 - Traduction de Robert Amutio
- 2666, Texte de Roberto Bolaño, Mise en scène Alex Rigola, Adaptation Pablo Ley et Alex Rigola. Festival Standard Idéal, Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis. 11-14 février 2010




2 commentaires:

  1. Bonjour,

    Je suis bien d'accord avec votre compte rendu. Parfaitment d'accord. J'ai vu le spectable dimanche.
    La première partie est excellente et le parti pris de faire un discours rapporté continu et une espèce de constante mise en abyme fonctionne à merveille (pour toute la pièce mais surtout pour cette partie). La scène du taxi est terrible dans le livre et bien restituée, la tension atteint des pics.
    La quatrième où il y a une réelle liberté prise par rapport au texte, bien qu'elle cherche un effet, ne peut empêcher d'émouvoir, de faire chialer en fait, tout en mettant d'une certaine manière mal à l'aise (mais peut-être était-ce du fait que j'étais tout devant et que l'agonie - non mélopée ! - de la "morte de Podesta" était aussi sonorement déchirante).
    Les autres sont plutôt portées par le texte de Bolaño (de ce point de vue la sélection est très bonne) et certains des choix de la mise en scène ou de la scénographie ne m'ont pas conquis.
    Dans l'ensemble cela reste un bel exploit, d'autant que le rythme général de la pièce est bon, il n'y a pas un moment où je me suis lassé, mais je dois avouer que j'aurai apprécié certaines fois plus de dynamisme tout de même. Enfin, l'intention était de garder de la "littéralité" et au final, ça fonctionne.

    (Permettez-moi simplement de vous corriger, le second article que vous citez, sur le FFC, n'est pas de mon ami François Monti, mais de moi...)

    Amicalement,
    Antonio

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  2. Merci pour ce retour qui me permet d'avoir l'écho d'un fin lecteur de R.B. sur cette création. Adaptation qui reste un exploit du genre, on est bien d'accord, malgré les réserves que visiblement nou partageons.
    Désolé pour la petite erreur sur la signature de l'article, c'est rectifié.
    Cordialement.

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