mardi 19 janvier 2010

> Petit voyage immobile (1) - Balade en Baldéa






Si l’état de vos finances compromet l’achat d’un billet d’avion pour les prochaines vacances, sachez que la rentrée littéraire 2010 vous offre deux destinations originales, "cul-au-fauteuil". Pour se rendre à Baldéa (pardon, en Baldea), se munir du guide de Michel Guillou Sur le bord de l’Inaperçu paru chez Gallimard. Le choix de la saison importe peu et s’il vous faut une boisson de compagnie, un Saint-Nicolas de Bourgueil fraîchement chambré fera très bien l’affaire. Si vous optez pour Choir , difficile de se passer de la chronique du même nom d’Eric Chevillard tombée au Editions de Minuit, ainsi que d’une bonne assurance rapatriement. Evitez l’hiver. Pour ce qui est de la fiole, une liqueur plus revigorante me semble indiquée. Mais surtout, surtout pas de substance psychotrope !

Pour aujourd'hui, tournons nous vers Baldéa. On y rencontre d’abord un peuple à la philosophie légère, inventive et pleine d’un gai savoir sans cesse renouvelé. On y fuit les concrétions trop lourdes. Autant de Certitudes, Généralités, Evénements, Frontières, qui ailleurs sont légion, font autorité, et sont là-bas passés au crible d’une raison critique toute en souplesse. Les frontières sont ainsi tenues secrètes, mouvantes, invisibles, infrangibles. Elles allègent la mémoire des écoliers, empêchent tout pouvoir de s’établir en pays conquis et « dispensent subséquemment de toute activité l’administration des douanes qui peut ainsi se consacrer à d’autres tâches (plus érotiques). » Le beau pays que voilà ! Autre exemple : l’Evénement. Les plus sages le savent bien : « Dès qu’un événement succombe à ce désir enfantin de faire le manifeste et l’ostensible, il n’en a plus pour longtemps ». Il est chez les Baldéens l’affaire des seuls « journanistes » (métier dont on mesure la dimension retrouvée).


On découvrira également une faune, une flore et un environnement matériel tout à fait dignes d’intérêt : la « frmi » est « une sorte de fourmi mais plus petite, beaucoup plus petite » et son sens de la précision en fait « une orfèvre du micron, féroce et vorace ». Le poisson double, que l’on trouve dans la zone des Oclotes, jouit d'une forme symétrique qui lui permet de se déplacer aussi rapidement dans un sens que dans l’autre. Les Baldéens en apprécient les talents sans trop tergiverser sur des questions que l’animal lui-même ne se pose pas : « Le poisson double ne recule jamais. Peut-on dire qu’il avance ? Peu lui importe. Il fonce. » On admirera également les lions baldéens qui pratiquent avec virtuosité l’art du dressage de dompteurs. Juste retour des choses puisque « la discipline est fauve. Le lion doit dégourdir l’humain, par nature empoté, piètre, souvent piteux, et très ignare en matière de léonité.». On appréciera la science des « Aquaticiens » qui distinguent l’eau mâle de l’eau femelle, la poésie des porteurs d’ombre, qui vous accompagnent dans le désert chargés d'une gamme d’ombres aux qualités et aux textures variables, comme la « mininombre de Norente », propice aux usages les plus raffinés (« certains l’utilisent la nuit pour rêver dormir au soleil »). On devrait encore aux Baldéens l’ingénieuse invention des "piscines hydrofuges", celles où l’on va à pied sec et qui vous épargnent de multiples tourments, parmi lesquels la présence de « ces plongeurs balourds et faux athlètes dont les exploits, tandis que vous rêvez nonchalamment de l’harmonie des sphères, vous éclaboussent de grandes claques d’eau et brutalement vous ramènent dans le clapotis des choses »



Mais Baldea n’est pas exempte de quelques dangers notables. Les « chapeaux constricteurs », absolument inidentifiables à l’achat, un beau matin vous enserrent le crâne comme un étau pour le broyer. Phénomène d’autant plus fréquent et redoutable que les baldéens sont de férus porteurs de couvre-chefs, péril aléatoire auquel aucun Baldéen ne songerait pourtant à se soustraire, sûr de passer sinon « pour un incongru, pour un pleutre, pour un précautioniste extravagant ». On notera encore l’existence de tout un spectre d’objets intempestifs telles ses marmites mutines dont les «couvercles de fonte, d’une agilité peu commune, sabrent l’air, défoncent les murs, fracassent le matériel et les instruments, ravagent l’atelier ». On se méfiera des feux de torchons, des adjectifs pyromanes et des lubies de savon – ces derniers peuvent prendre feu et se propager en d’inextinguibles effervescences. Mais les Baldéens, dans leur infinie sagesse (et un élan empathique à la Francis Ponge), ne s’aviseraient pas de le leur reprocher. Ils sont compréhensifs, car « la vie de savon, malgré son fond lubrique, est bien souvent morose, languide et taciturne.»




Le guide est utile. Il est bien écrit. Le bon mot et la bonne idée n'avancent pas toujours masqués mais la langue se fait plaisir et les néologismes pétillent. La quatrième de couverture, quant à elle, nous prévient : il y aurait là du Swift, du Rabelais, du Devos, du Allais, du Desproges, du Michaux... Certes, il y en a même beaucoup. Mais tout cela est joliment cuisiné et vaut bien un détour.


Michel Guillou, Sur le bord de l'Inaperçu. Gallimard, 2010.

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