lundi 4 janvier 2010

> Camus sous la dent


Alors que l'on commémorait aujourd'hui le cinquantième anniversaire de la mort d' Albert Camus, Omar Merzoug vient de signer, dans le premier numéro 2010 de la "Quinzaine Littéraire", un article mordant qui remet quelques pendules à l'heure. Il y propose une présentation critique de deux parutions récentes, le Dictionnaire Albert Camus, sous la direction de Jeanyves Guérin chez Robert Laffont et la réédition des Oeuvres complètes de Camus dans la Pléiade, sous la direction de Jacqueline Lévy-Valensi et de Raymond Gay-Crosier. Cet article sonne comme une mise au point au jour d'une célébration éditoriale, littéraire et culturelle qui a parfois pris des tours un peu lénifiants.

Il revient sur des biais politiques connus du parcours de Camus : son refus de prendre position en faveur du FLN et de la cause indépendantiste, son refus de comprendre la violence du peuple algérien dans sa lutte légitime de libération, son appartenance indépassable et indépassée à la cause des Européens d'Algérie, "ces petits Blancs, émeutiers en diable, antirépublicains, fascistes aussi, qui formeront les phalanges de l'OAS" (c'est du Merzoug). Mais il relève également d'autres positions (ou absence de prises de position, ce qui revient au même) moins souvent évoquées : Camus n'aurait jamais ouvertement condamné la torture institutionnalisée par l'Etat français durant le conflit algérien ; autre élément à charge allant dans ce sens : il refusa de signer la déclaration contre le retrait de l'ouvrage La Question de Henri Alleg (à travers une lettre ouverte adressée par Sartre, Malraux, Mauriac et d'autres au Président de la République). Ce dernier fait est plus gênant car l'impossibilité morale de Camus à admettre la violence comme solution politique acceptable (violence ailleurs condamnée par lui dans les deux camps) est l'une des raisons profondes et souvent avancée de son non rattachement à la cause indépendantiste algérienne. Or il y aurait eu là compromission avec une raison d'Etat pour ne pas cautionner une démarche conduite pour défendre des communistes (Audin, Alleg), donc des "bourreaux en puissance".



Sur la nouvelle édition des Oeuvres complètes, dont la principale nouveauté consiste à avoir substitué à l'entrée par genre retenue dans l'édition de 1965 une présentation chronologique des textes, Omar Merzoug retient surtout une posture générale assez peu critique visant à "conforter l'image d'un Juste". Il est en revanche beaucoup plus prolixe et virulent sur le Dictionnaire Albert Camus.


Pour Omar Merzoug le Dictionnaire de Guérin est construit autour d'une surévaluation anachronique de la pensée et de l'oeuvre de Camus, présenté comme le grand pourfendeur des despotismes du XXème siècle et sur beaucoup de silence : rien n'est dit notamment de la bien maigre influence exercée en son temps par la pensée de Camus sur les lignes qu'elle prétendait faire bouger. L'intention apparaît au final comme exclusivement hagiographique, la démarche non scientifique et orchestrée par un seul son de cloche. Merzoug en profite au passage pour égratigner l'illustre commémoré sur les chapitres de la qualité littéraire de son oeuvre et de son prétendu statut de philosophe. Les superlatifs de Guérin concernant ces deux points semblent le laisser pantois... Il relève encore d'autres attitudes accablantes dans l'ingénierie même du projet, le ton et les propos. On retiendra par exemple l'éviction d'ouvrages de références (Albert Camus et l'Algérie de Christine Achour) et la retocade dans la sphère de la malveillance de toute ligne critique (telle celle de Conor Cruise O'Brien). Mais le plus ahurissant est sans doute pour le critique de la Quinzaine le fait que pas un seul critique algérien n'ait été invité à la table (alors que Guérin évoque la mise en chantier d'un collectif international). Pas plus d'arabe dans l'équipe de Guérin, pourrait-on dire, que dans les romans de Camus ! Les spécialistes de Camus ne manquent pas parmi les universitaires algériens mais il est clair que c'eût été là ouvrir des fenêtres vers des paysages plus sombres. Guérin semble avoir préféré les laisser fermées. Cet article, radical mais brillant, brumise d'un peu de sel une journée tout en hommages où l'on commençait ici et là à piquer du nez comme à un défilé de quatorze juillet.

Peut-être pouvons-nous en tirer une autre leçon : l'oeuvre de Camus n'est pas nécessairement desservie par une approche controversée. Car si une revue de la presse algérienne de ce jour confirme bien la dominance des réserves et des rancoeurs politiques à l'égard de cet "enfant du pays", d'autres voix se font aussi entendre. Yasmina Khadra, Boualem Sansal, Maïssa Bey, dans un entretien paru sur le site du Nouvel Obs, évoquent la complexité d'une lecture algérienne de Camus, lecture susceptible d'évoluer dans le temps, comme l'attesterait un certain regain d'intérêt pour son oeuvre dans l'Algérie du début des années 90, au moment de la montée du terrorisme islamiste.

Par ailleurs, l'attachement charnel de Camus à la terre algérienne est loin de laisser ces auteurs insensibles, alors même qu'ils mesurent combien ce lien se nourrit aussi de séparation. Yasmina Khadra a cette très belle phrase qui éclaire à la fois la densité et les limites de "l'être algérien" de l'écrivain :"Camus écrivait l'Algérie avec un regard d'enfant triste. Il avait un objet de prédilection qu'il ne voulait partager avec personne. Et cet objet c'était l'Algérie".

Et si Camus affirmait qu'il se serait toujours senti en exil en vivant ailleurs qu'à Alger, ses textes expriment parfois une force inverse : il habitait l'Algérie sous une forme d'exil intérieur. D'où la sobre intensité de certaines nouvelles de L'Exil et le Royaume et ce lyrisme sombre de la fin de la première partie du Premier Homme.

Ne nous privons donc pas d'un brin de morale chrétienne : les chemins qui mènent au Panthéon ne sont certainement pas les plus courts.

Omar Merzoug, "Les déchirements d'Albert Camus". La Quinzaine littéraire N°1006 -1/15 jan.2010

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